Les Nus et les Morts
enveloppée, lui procurait maintenant une sensation de sécurité. Il n’écoutait plus guère les échos de la jungle. Ses yeux se fermaient, ils restaient clos, et il faisait des embardées entre le rêve et la veille. A plusieurs reprises il fut sur le point de s’endormir, mais chaque fois quelque bruit insolite l’avait arraché en sursaut a sa somnolence. Il regarda le cadran lumineux de sa montre, constata avec ébahissement qu’il lui restait encore une heure de garde. Il se cala contre la paroi, ferma les yeux, bien décidé à les rouvrir dans quelques secondes, et il s’endormit.
Il se réveilla presque deux heures plus tard. La pluie avait recommencé. Le crachin avait imbibé sa combinaison et pénétré à l’intérieur de ses chaussures. Il éternua minablement, puis se rendit"* compte avec surprise du temps qu’il avait dormi. Les Japonais auraient pu me tuer, se dit-il avec frisson. Cette éventualité le réveilla tout à fait. Il sortit de son trou et s’en fut en clopinant à la recherche de Brown. Il l’eût manqué, s’il ne l’avait pas entendu chuchoter : « Qu’est-ce que t’as à fouiller par là comme un porc dans les ordures ? »
Roth se fit tout petit. « Je n’arrivais pas à te trouver, dit-il d’un ton pleurnicheur.
– Tu parles d’une touche », fit Brown. II s’étira sur sa couverture, puis se leva. « J’ai pas pu dormir à cause de ce sacré boucan. Quelle heure il est ?
– Trois heures et demie passé.
– Tu devais me réveiller à trois heures. >
Roth avait redouté cette remarque. « Je me suis mis à penser, dit-il faiblement, et j’ai oublié de regarder l’heure.
– Mon cul ! » dit Brown. Il finit de lacer ses chaussures et, sans rien ajouter, il se dirigea vers le poste de garde.
Roth demeura immobile un instant, la courroie de son fusil lui écorchant l’épaule, puis il se mit en quête de l’endroit où lui et Minetta avaient fait leur couche. Minetta avait tiré à lui les couvertures, et Roth s’allongea avec précaution tout en s’efforçant de se couvrir à son tour. A la maison, il avait toujours tenu à être nettement bordé ; maintenant, avec ses pieds qui dépassaient la couverture, il se sentait misérable. La pluie continuait à tomber, et il était transi. Tout était humide, avec une touche de moisi qui lui rappelait une odeur de pieds. Il se tournait et se retournait dans son effort de s’accommoder, mais on eût dit qu’il y avait toujours une racine qui se fichait dans le creux de ses reins. Il dégagea sa tête d’entre les couvertures. Le crachin chatouillait son visage, et il transpirait et il frissonnait en même temps. Il était convaincu qu’il tomberait malade. Pourquoi est-ce que je n’ai pas ait à Brown qu’il devait être content que j’aie prolongé mon temps de garde d’une demi-heure ? se demanda-t-il brusquement. Il se sentait amer et frustré de n’avoir pas su le lui dire sur le coup. Attends un peu, je te le dirai demain matin, se promit-il avec colère. Il n’y avait pas un seul homme dans la section qu’il aimât réellement, décida-t-il. Ils étaient tous stupides. Pas un, se disait-il avec une sensation de solitude, pas un seul ne montrerait un peu de sympathie pour un nouveau venu. Il avait froid aux pieds, et quand il eut essayé de remuer ses orteils pour les réchauffer il se sentit accablé par l’inutilité de sa tentative. Il s’efforça de penser à sa femme et à son fils, et il lui sembla bien qu’il ne pouvait pas y avoir de vie plus parfaite qu’auprès d’eux. Il y avait un doux et maternel éclat dans les yeux de sa femme, et son fils le regardait avec enchantement et respect. Il voyait son fils grandir, il se voyait discutant avec lui, faisant grand cas de ses opinions. Le crachin lui chatouillait l’oreille, et il se couvrit le visage avec un coin de la couverture, puis se serra dans la chaleur de Minetta. Il songea de nouveau à son enfant, et la fierté lui gonfla la poitrine. « , Il pense que je suis quelqu’un, se dit-il. Attends, je leur montrerai. » Ses yeux se fermèrent et il laissa échapper un soupir dans la calme, pluvieuse nuit, un long soupir immensément désenchanté.
« Ce foutre de Roth, se disait Brown. S’endormir quand on est de garde, et qu’on nous tue tous peut-être. Personne a droit de faire une chose comme ça. Laisser tomber les copains, y a rien pire au monde que ça. Non m’sieu, y a rien pire au monde. Je
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