Les Nus et les Morts
toute défense.
Il y eut une mêlée frénétique à l’orée de la jungle, et Roth serra la mâchoire pour se retenir de crier. Les bruits se faisaient plus proches, pareils à ceux que feraient des hommes qui rampent, s’avancent de quelques pieds, s’arrêtent, puis repartent de même. Il tâtonna autour du trépied de la mitrailleuse à la recherche d’une grenade, et tout en la tenant à la main il se demandait où il l’allait lancer. Elle semblait extrêmement pesante, et il se sentait si faible qu’il craignait de ne pouvoir la lancer à plus de dix mètres. La bonne distance, avait-on appris lors de son entraînement, avoisinait les trente-cinq mètres, et il avait peur d’être tué par les éclats de sa propre grenade. Il la remit en place, demeurant coi près de la mitrailleuse.
Après un laps de temps son angoisse se mit à décroître. Pendant une bonne demi-heure il s’était attendu à quelque chose d’irréparable ; mais rien ne s’étant produit, il commença à se sentir rassuré. Il ne s’était pas avisé que les Japonais, à supposer qu’ils l’eussent détecté, auraient aussi bien pu mettre deux heures pour avancer de cinquante mètres. Incapable d’endurer plus longtemps cet état de tension, il se persuadait qu’eux ne le pouvaient pas davantage, et il s’assurait qu’il n’y avait rien dans cette, jungle que des bestioles en vadrouille. Il se rassit, s’appuya du aos contre la paroi humide du trou, se détendit. Ses nerfs se calmaient lentement, et encore qu’ils le fissent sursauter à tout bruit un peu brusque, ils s’apaisaient de plus en plus, comme une marée qui reflue. Au bout d’une heure il commença d’avoir sommeil. Il ne pensait à rien, ne faisant qu’écouter la vie intermittente de la forêt, Un moustique se mit à chanter autour de ses oreilles, et il attendit que l’insecte se posât sur sa nuque pour l’écraser. Il songea qu’il pouvait y avoir d’autres insectes dans son trou et, déjà certain qu’une fourmi voyageait le long de son dos, il se mit à se tortiller. Il se souvint des blattes qui infestaient le premier appartement qu’il eut après son mariage, et comment il eut à calmer sa femme. « Il ne faut pas s’en effrayer, Zelda. Je t’assure que les cafards ne sont pas méchants, je l’ai appris au collège. » Zelda s’était persuadée, au surplus, qu’il y avait des punaises dans leur literie, et il avait beau la tranquilliser : « Zelda, les cafards mangent les punaises », rien n’y faisait, elle se levait d’un bond, s’accrochait à lui dans sa terreur, disant : « Herman, je sais qu’il y a quelque chose qui me mord.
– Mais je te dis que c’est impossible.
– Ne me parle pas de tes cafards, chuchotait-elle avec colère dans le noir de la chambre à coucher. Si les cafards mangent les punaises, il faut bien qu’ils montent dans notre lit, non ? »
Il avait à la fois du plaisir et des regrets à ces souvenirs. Leur vie en commun ne fut pas du tout ce qu’il avait espéré. Il y eut tant de disputes, et Zelda avait la langue méchante. Il se rappelait comment elle s’était gaussée de son éducation, de son incapacité à gagner de l’argent. Il se disait que cela n’était pas tout à fait la faute de Zelda, mais non plus la sienne. Personne n’était à blâmer. C’est que, simplement, il n’était pas possible d’avoir tout ce qu’on avait rêvé quand on était enfant. Il s’essuya les mains sur son pantalon, d’un geste lent et mesuré. A tout prendre, Zelda était une bonne épouse. Le souvenir de leurs querelles lui devenait aussi difficile à reconstituer que le visage de sa femme. II en rêvassait, il la voyait sous les traits d’une autre femme, sous les traits de bien des femmes. Une vision lascive se mit à défiler dans son esprit.
Il rêva qu’il faisait des photographies pornographiques d’un modèle qu’il avait fait s’habiller en vachère. Elle portait un chapeau de cowboy, une frange de cuir large d’un pouce couvrait ses seins, et un ceinturon avec des cartouches et un étui à revolver pendillait sur ses hanches. Il lui disait quelles poses prendre, et elle obéissait avec une provocante insouciance. Il se réveilla, un peu endolori, et il resta là, assis, rêvassant, imaginant des choses.
Bientôt, tout en essayant de lutter contre le sommeil, il commença à s’assoupir de nouveau. Le bruit soutenu de la canonnade, à la sonorité tantôt claire tantôt
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