Les Nus et les Morts
me monter dessus. Je me suis jeté en arrière pour l’éviter. » Déjà il 11e savait plus tout à fait comment la chose s’était passée exactement, et une partie de son moi s’efforçait de le persuader qu’il disait la vérité. « Je suppose que c’est ma faute », laissa-t-il échapper honnêtement, pris d’un accès surprenant de honte ; mais si faible fut le son de sa. voix qu’elle parut manquer de sincérité, et Croft se dit qu’il essayait de protéger Goldstein.
« Voui », dit-il. Un spasme de rage le saisit, tandis qu’il se tournait vers Goldstein. « Dis donc, Israël, fit-il.
– Mon nom n’est pas Israël, dit Goldstein avec colère.
– Je me fous comment qu’il est, ton nom. La prochaine fois que tu nous joues un sale truc comme celui-ci, je m’arrange pour te faire passer devant un conseil de guerre.
– Mais je ne crois pas que ça soit moi qui ai lâché », protesta Goldstein faiblement. A son tour il commença à douter de lui-même. Le souvenir de ses sensations successives, au moment où le canon s’était mis à lui échapper des mains, était trop confus pour qu’il pût se sentir dans son droit. Il avait cru que Wyman avait lâché le premier ; mais quand celui-ci eut admis sa faute, Goldstein éprouva un moment de panique : comme Croft, il pensa que Wyman voulait le protéger. « Je ne sais pas, dit-il. Je ne crois pas que je l’aie fait.
– Tu crois pas, coupa Croft. Depuis que t’es dans la section, Goldstein, t’as jamais rien fait que d’avoir des idées sur ce qu’on devrait faire pour que tout marche mieux. Mais quand s’agit de faire un boulot, t’es toujours en train de ruer dans les brancards. J’en ai marre de me faire emmerder par toi. »
Une fois de plus Goldstein se sentit en proie à une colère impuissante. Son agitation, qu’il était incapable de contrôler, l’emportait sur son ressentiment et paralysait sa parole. Des larmes de frustration lui montèrent aux eux. Sa colère se retournait contre lui-même et l’accablait d’une honte innommable. « Oh ! je ne sais pas, je ne sais pas », se répétait-il.
Les sensations de Toglio oscillaient entre le soulagement et la pitié. Il était content que la responsabilité pour la perte du canon ne pût lui être imputée, et en même temps il regrettait qu’un autre eût à en pâtir. Le souvenir de l’effort commun contre l’inertie de la pièce était encore très vif en lui, et il se disait – pauvre Goldstein, c’est un brave gars, il n’a pas eu de veine.
Wyman était trop exténué pour penser clairement. Après avoir déclaré que c’était sa faute il se sentit réconforté en découvrant que, après tout, il n’était pas à blâmer. Au fait, son épuisement le mettait dans l’incapacité de réfléchir d’une façon cohérente ou, en vérité, de se rappeler quoi que ce soit. Convaincu désormais que c’était Goldstein qui avait lâché le canon, il s’abandonnait à une sensation de sécurité. La seule image réelle qui lui restait se rattachait à l’agonie qu’il avait endurée lors de leur tentative d’escalader le talus. « J’aurais lâché deux secondes plus tard s’il ne l’avait pas fait », songea-t-il avec un vague sentiment d’affection à l’endroit de Goldstein.
Croft se leva. « Bon, voilà une pièce qu’on récupérera pas de sitôt, dit-il. Je parie qu’elle moisira là-bas jusqu’à la fin de la campagne. » Sa rage le mettait à un doigt de frapper Goldstein. Il les quitta sans rien ajouter et se mit à la recherche de l’officier gui avait dirigé la colonne.
Les hommes s’accommodaient à même le sol et s’endormaient. Des obus explosaient dans la jungle, mais ils n’y faisaient guère attention. Pareille à un orage qui ne se décide pas à éclater, la bataille avait menacé depuis la tombée du jour, et il aurait fallu maintenant un feu de barrage pour les faire bouger. D’ailleurs, ils étaient trop las pour se creuser des trous.
Il fallut à Red plus longtemps qu’aux autres pour s’endormir. Froid et humidité attaquaient ses reins, dont il souffrait depuis des années. Ils lui faisaient mal en ce moment et il se tournait et se retournait, cherchant à se rendre compte s’il souffrirait moins en exposant son dos à l’air nocturne ou au contraire en le mettant à plat sur le sol trempé. Il demeura un long temps éveillé, son esprit évoluant à l’intérieur d’un cadre étroit fait de
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