Les Nus et les Morts
lassitude et de tristesse. Il pensait à la fois où il s’était trouvé sans travail dans une petite ville du Nebraska, cherchant l’occasion de s’embarquer dans un train de marchandises pour quitter le pays. Il lui paraissait très important en ce temps-là de ne pas mendier sa pitance, et il se demandait s’il aurait encore de ces orgueils. Oh ! j’ai été un dur alors, se dit-il. La belle jambe que ça me fait. L’air était froid sur son dos, et il se retourna. Il lui semblait que toute sa vie il avait couché dans des endroits nus et humides, aspirant à un peu de chaleur. Il songea à un vieux chemineau disant : « Cinquante cents en poche et l’hiver qui s’amène », et un peu de tristesse l’envahit – comme alors, en ces crépuscules froids d’octobre. Son estomac était vide. Il se leva après un instant d’hésitation, se mit à fourrager dans son sac, mâcha une barre de fruit compressé qu’il arrosa d’une gorgée d’eau de son bidon. Bien que sa couverture fût encore trempée par suite de l’orage, il S’en enveloppa et s’en trouva un peu mieux. Il essaya de s’endormir, mais ses reins le faisaient trop souffrir et il se rassit, fouillant dans ses cartouchières a la recherche de son trousseau de pansements où il prit le petit sac de papier qui contenait des pastilles calmantes. Il en avala la moitié et vida à demi ce qui lui restait d’eau dans son bidon. Il pensa d’abord ingurgiter la totalité de ses pastilles, mais. il se rappela qu’il en aurait peut-être besoin si jamais il était blessé. Son abattement redoubla à cette idée. Il se mit à regarder fixement dans le noir, et peu à peu il put discerner les corps affalés tout autour de lui. Toglio ronflait. Il entendit Martinez qui murmurait quelque chose en espagnol avant de s’écrier : « Je pas tuer Japonais, mon Dieu, je pas tuer lui. » Red soupira et se recoucha « Où sont ceux qui dorment en paix ? » pensa-t-il.
Une ancienne colère commençait à monter en lui. « Je me fous de tout », se dit-il, écoutant avec inquiétude le sifflement d’un obus. On eût dit des branches d’arbre dans un vent d’hiver. Il se revit marchant à grandes enjambées sur une route nationale, à la tombée du jour.. C’était dans une des villes minières de l’est du Pensylvania et il regardait les mineurs au volant de leurs Ford déglinguées, leur visage encore noir de suie et de poussier de charbon. Cela ne ressemblait pas du tout au pays minier du Montana qu’il avait quitté des années auparavant, et c’était pourtant la même chose. Il se revoyait faisant de grands pas et tout en marchant il rumine, il pense. aux choses de chez lui, puis quelqu’un l’invite à monter dans une bagnole et ils boivent un pot dans un bar plein de bruit. Il y a quelque chose de beau dans cette tombée de jour vue rétrospectivement, de même que dans la brève vision d’un autre moment – quand il quitte une ville étrangère tapi à l’ombre d’un wagon de marchandises. Mais ces instants-là n’étaient que des lueurs dans la longue et grise suite du temps. Il soupira de nouveau, comme pour ressaisir quelque chose du grand savoir qu’il venait d’entrevoir. On réussit jamais à avoir ce qu’on veut, se dit-il, trouvant plaisir à remâcher ses peines. Il commençait à s’endormir, et il se-couvrit la tête de son avant-bras. Un moustique se mit à chanter autour de son oreille et il le laissa faire, espérant qu’il s’en irait. Le sol semblait grouiller d’insectes. La vermine, ça, au moins je m’y connais, pensa-t-il. Pour une raison quelconque cette réflexion le fit sourire.
La pluie recommença, et il se cacha la tête sous la couverture. Son corps s’abîmait lentement dans une somnolence lasse, mais par tranches, en quelque sorte, par intervalles, une partie de son être à la fois, au point que longtemps après qu’il eut cessé de penser, un segment de son cerveau continua à percevoir la crampe ou la trémulation qui s’emparaient de ses membres. Le bombardement devenait soutenu, et à un demi-mille de là une mitrailleuse faisait feu. Dormant presque tout à fait, il vit Croft qui étalait une couverture sur le sol. La pluie persévérait. Il cessa bientôt d’entendre le bombardement, mais même quand il fut complètement endormi une zone de son cerveau continua à enregistrer les événements. Bien qu’il n’en eût pas gardé le souvenir lors de son réveil, il entendit des
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