Les Nus et les Morts
copine, et il voulait l’éblouir avec ses ficelles. Mais il avait toujours imaginé la guerre comme quelque chose d’excitant, sans peines ni misères. II s’était vu chargeant des mitrailleuses dans un terrain découvert, sans que, pour avoir couru trop loin sous un barda trop pesant, des pointes dans ses côtes eussent jamais dérangé son imagination.
Il n’avait pas songé qu’il serait enchaîné à un monstre de métal inanimé, avec lequel il devrait se colleter jusqu’à ce que, ses bras pris de tremblements, il fût prêt à s’écrouler ; il n’avait certes jamais pensé qu’il aurait à tituber le long d’une piste au milieu de la nuit, avec ses chaussures enfoncées dans la vase. Il s’attelait au canon, il le soulevait – avec Goldstein et Toglio – quand il s’embourbait dans une ornière, mais d’un effort désormais automatique ; c’est à peine s’il se rendait compte d’un surcroît de souffrance quand il fallait tirer la pièce par les moyeux. Ses doigts avaient perdu leur force préhensile, et souvent ses mains glissaient désespérément sur l’affût, sans l’entamer.
La colonne avançait encore plus lentement qu’au départ, et parfois un quart d’heure s’écoulait avant qu’un canon fût déplacé d’une centaine de mètres. Çà et là un homme s’évanouissait, qu’on abandonnait sur le côté de la piste en attendant qu’ il revînt à lui et regagnât son équipe.
Un message, finalement, fut transmis le long de la colonne : « Ne lâchez pas, nous sommes presque arrivés », et le temps de quelques minutes cela agit comme un stimulant – au point que les hommes mirent un renouveau d’espoir dans leur tâche. Mais, bientôt, ne découvrant après chaque tournant que de nouvelles ténèbres et de nouvelles boues, ils furent repris par un accablement sans limites. Il leur devenait de plus en plus difficile de persévérer ; et après chaque arrêt ils se sentaient sur le point d’abandonner.
Le ravin qu’ils devaient traverser, situé à quelques centaines de pieds en deçà du premier bataillon, était bordé par un talus abrupt qui aboutissait au fond d’un ruisseau empierré, pour remonter de même vers l’autre versant – haut de cinq mètres environ. C’était le ruisseau dont avait parlé l’officier. Aux approches du ravin la colonne tout entière s’arrêta, et les traînards purent rejoindre. Chaque équipe dut attendre que celle qui la précédait eût traversé le ruisseau. L’entreprise, à cause de l’obscurité, fut très difficile, et elle prit un long temps. Les hommes devaient se laisser aller le long du talus avec leur pièce tout en s’efforçant d’éviter qu’elle ne leur échappât des mains, ils devaient la porter par-dessus les pierres glissantes qui encombraient le lit du ruisseau, ils devaient la hisser au faîte de l’autre versant. Le pied n’avait pas de prise sur la pente visqueuse des talus ; tel canon, qui plus d’une fois avait atteint le sommet du versant, était descendu à reculons avec son équipe d’hommes accrochés à ses roues.
Quand le tour de Wyman, de Toglio et de Goldstein fut venu d’avancer leur pièce, une demi-heure s’était écoulée pendant laquelle ils avaient pu récupérer un peu de leurs forces. Ils avaient retrouvé leur souffle, et tout en basculant leur canon sur la crête du talus ils se dirigeaient les uns les autres à coups de gosier. Le canon se mit à tirer vers le bas, et ils devaient lui résister désespérément pour l’empêcher d’aller s’écraser au fond du ravin. L’effort draina le peu de forces qu’ils avaient récupérées, et quand ils eurent porté la pièce au pied de l’autre versant ils étaient aussi exténués qu’au pire moment de l’équipée.
Ils firent une halte de quelques minutes pour regagner le peu d’énergie qui leur restait, puis ils entreprirent l’assaut du talus. Toglio soufflait comme un taureau, et ses commandements avaient une sonorité rauque et pressante : on eût dit qu’il les arrachait violemment depuis le dedans de son corps. « Vas-y, pousse… pousse », grondait-il, et tous trois luttaient pour faire rouler le canon. Il leur résistait, il leur opposait son inertie et sa traîtrise, et la force commençait a s’en aller de leurs membres tremblants. « Tiens-le , criait Toglio, le laisse pas filer ! » Ils se raidissaient derrière le canon, faisant de leur mieux pour caler leurs jambes dans l’argile
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