Les Piliers de la Terre
d’amour, reprit-il. Tout le monde en a
besoin. »
Elle le
regarda droit dans les yeux. Elle savait qu’on la considérait comme une
originale, car la plupart des jeunes filles avaient hâte de se marier. Celles
qui restaient célibataires, comme elle, à vingt-deux ans, touchaient au
désespoir. Alfred était jeune, robuste, prospère : pas une fille de
Kingsbridge ne l’aurait refusé. L’espace d’un moment, l’idée l’effleura de
céder. Mais la perspective de vivre avec Alfred, de souper avec lui chaque
soir, d’aller à l’église avec lui et de mettre au monde ses enfants
l’horrifiait. Elle préférait la solitude. Elle secoua la tête. « N’y
pensez plus, Alfred, dit-elle d’un ton ferme. Je n’ai pas besoin
d’amour. »
Il n’était
pas homme à se décourager. « Je vous aime, Aliena, dit-il. J’ai été
vraiment heureux de travailler avec vous. J’ai besoin de vous. Voulez-vous être
ma femme ? » Voilà, il l’avait dit. Elle regrettait qu’il ait parlé,
car cela signifiait qu’elle devrait le repousser formellement et fermement. Par
expérience, elle savait que la douceur n’aboutissait qu’à l’inverse du but recherché :
les hommes prenaient un refus aimable comme un signe d’indécision et
redoublaient d’insistance. « Non, je ne veux pas, dit-elle. Je ne vous
aime pas et je n’ai pas pris grand plaisir à travailler avec vous. Je ne vous
épouserais pas même si vous étiez le seul homme sur terre. »
Aliena
était sûre de n’avoir rien fait pour l’encourager. Elle l’avait traité comme un
associé à part égale, avait écouté ses avis, avait discuté avec lui franchement
et directement. Elle avait rempli ses responsabilités et comptait sur lui pour
en faire autant.
Blessé,
déçu, il balbutia : « Comment pouvez-vous dire des choses
pareilles ? »
Elle
soupira. Elle était désolée, mais devinait à l’avance ses réactions :
bientôt il serait indigné et se conduirait comme si elle avait porté contre lui
une injuste accusation ; pour finir, il se convaincrait qu’elle l’avait
gratuitement insulté et il deviendrait désagréable. Tous les prétendants
éconduits ne se comportaient pas ainsi, mais Alfred appartenait à la mauvaise
catégorie. Il fallait qu’elle parte.
Elle se
leva. « Je respecte votre proposition et je vous remercie de l’honneur que
vous me faites, dit-elle. Veuillez respecter mon refus et ne plus me poser la
question.
— Je
suppose que vous filez voir mon morveux de demi-frère, dit-il d’un ton mordant.
Je ne crois pas qu’il puisse vous apporter grand-chose. »
Aliena
rougit, embarrassée. Ainsi, on avait remarqué son amitié pour Jack. Elle
pouvait compter sur Alfred pour l’interpréter à sa manière. Eh bien oui, elle
courait voir Jack, et elle ne laisserait pas Alfred l’en empêcher. Elle
s’approcha à toucher son visage. D’un ton calme et décidé, elle dit :
« Allez au diable. » Puis elle tourna les talons et partit, le
laissant muet de stupeur.
Le prieur
Philip tenait cour de justice dans la crypte une fois par mois. Depuis que la
ville s’était développée, les infractions s’étaient multipliées. La nature du
crime aussi avait changé. Jadis la plupart des délits concernaient la terre,
les moissons ou le bétail. Un paysan cupide essayait subrepticement de déplacer
la limite d’un champ de façon à étendre sa terre aux dépens d’un voisin ;
un ouvrier volait un sac de blé à la veuve pour laquelle il travaillait ;
une pauvre femme accablée d’enfants allait traire une vache qui n’était pas à
elle. Maintenant, la plupart des affaires concernaient l’argent, constatait
Philip, alors qu’il rendait la justice en ce premier jour de décembre. Des
apprentis volaient de l’argent à leurs maîtres, un mari faisait main basse sur
les économies de sa belle-mère, des marchands passaient de la fausse monnaie et
des femmes riches escroquaient des servantes un peu simples à peine capables de
compter leurs gages hebdomadaires. Ces délits n’existaient pas à Kingsbridge
cinq ans plus tôt, parce que personne alors n’avait beaucoup d’argent.
Philip
condamnait presque tous les coupables à une amende. Il pouvait aussi les faire
fouetter, entraver ou emprisonner dans la cellule située sous le dortoir des
moines, mais ces châtiments-là étaient plus rares et réservés surtout aux actes
de violence. Il avait le droit de faire pendre les voleurs.
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