Les Poilus (La France sacrifiée)
a l’industrie de guerre à son service et la sert à son tour par l’exploitation des territoires conquis.
Ni l’état-major ni le ministère de la Guerre n’ont en France une autorité comparable. Briand a usé trois ministres de la Guerre : Gallieni, déjà tout près de la démission à cause de sa mésentente avec Joffre, est remplacé après sa mort inopinée par Roques, qui cède lui-même la place à Lyautey, quand Nivelle est chargé du grand état-major.
La production industrielle de guerre, les échanges, les finances, la santé dépendent des ministres et secrétaires d’État. Albert Thomas, député socialiste et maire de Champigny, chargé de l’Armement, engage à ses côtés un habile polytechnicien non parlementaire, Louis Loucheur, chargé d’un sous-secrétariat aux Fabrications. Les « comités interministériels » répartissent les matières premières importées et fixent les prix en liaison étroite avec les grands intérêts industriels.
Le système français peut donc générer, avec l’appui de la finance anglo-saxonne, une économie de guerre conçue pour une durée indéterminée, à condition de n’être pas contrarié par les menées pacifistes et par les grèves syndicales. L’industrie a touché ses spécialistes de retour du front et le monde ouvrier vit à l’écart de la guerre, comme les campagnes françaises qui recourent à la main-d’œuvre des prisonniers allemands.
« On dirait, note le capitaine de Lattre de Tassigny blessé au front et soigné à l’hôpital du Mont-Dore, que le pays fait au loin une vaste expédition coloniale dont les péripéties n’émeuvent plus. » Il s’est « refait une nouvelle existence de guerre ». Le milieu ouvrier n’est pas encore bouleversé par la vague des grèves et la propagande pour la paix qui s’affirme dans des journaux souvent soutenus en secret par des fonds allemands.
La propagande pacifiste touche peu les soldats en ligne en raison de la censure et de la vigilance de l’état-major : le ministre de l’Intérieur Malvy renvoie au front les ouvriers coupables d’avoir distribué les tracts de Zimmerwald et de Kienthal. Les Thomas, les Sembat, les socialistes patriotes comme Lebas, maire de Roubaix, pris en otage par les Allemands en 1914, animent une contre-propagande très active au sein des majoritaires.
Poincaré évoque dès avril 1916 dans ses Souvenirs la campagne du Journal de Charles Humbert, de L’Éclair de Judet de L’Œuvre et de L’Heure, dévouée à Caillaux dans l’affaire Desouches, qui porte sur le financement occulte de la presse parisienne par l’ennemi.
Les procès en trahison menacent déjà. Lyautey reçoit une dépêche de l’attaché militaire à Berne. Il affirme que le chargé d’affaires allemand se flatte d’avoir eu connaissance de tous les renseignements confidentiels donnés au Comité secret de la Chambre par le gouvernement. On commence à parler de Bolo Pacha, commanditaire d’Almeyreda, et du journal Le Bonnet rouge.
Les affaires vont permettre de reprendre en main l’opinion publique déconcertée par les bruits de paix. Malvy mène une politique de répression, estimée à droite trop mesurée contre les instituteurs syndiqués qui se livrent, dans les Bouches-du-Rhône notamment, à une propagande pacifiste. Painlevé, le ministre de l’Instruction publique, est pour l’indulgence. Il redoute une protestation collective contre le licenciement des militants. Mais une manifestation d’institutrices menée par Hélène Brion, de Pantin, est interdite par la force.
Malvy surveille encore les conférences « défaitistes » faites dans l’Isère, département industriel. Il rapporte la campagne organisée par Brizon dans son département de l’Allier, contre l’ensemencement des terres. Le député socialiste minoritaire veut ainsi protester contre le maintien à l’armée des hommes de plus de quarante ans chargés de famille.
On lit en réunions publiques des lettres du front sur les unités défaillantes et sur la répression. Tous les jours, le ministre Malvy doit faire face à des grèves encore limitées, comme celle des tramways parisiens en novembre 1916. « Les défaitistes gagnent chaque jour du terrain », note Poincaré.
Les mesures de restriction décidées par Clémentel n’élèvent pas le moral de la population, qui se lasse de l’état de guerre. Elles ne sont pas encore graves : suppression du pain flûté, des
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