Les Poilus (La France sacrifiée)
région parisienne dont les anciens avaient été couverts de gloire après la Marne, ces soldats monteraient à l’attaque au coup de sifflet des capitaines, convaincus par le déploiement des moyens qu’ils avaient une chance de terminer la guerre en s’emparant du Chemin des Dames. Nivelle et Mangin avaient la baraka, répétaient les soldats marocains des troupes coloniales. Ils avaient repris Douaumont, demain ils seraient à Laon.
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Ces grenadiers, ces fusiliers et ces tankistes étaient des troupes de choc comparables aux Stosstruppen de Ludendorff, instruits dans des camps spéciaux dans les mêmes conditions, disposant d’un matériel identique et rompus aux combats de « l’esprit offensif ». Nivelle engageait dans l’aventure l’élite de l’armée française.
Les autres poilus, ceux qui attendaient dans les camps de l’arrière l’heure de monter en renfort, étaient loin d’afficher un moral aussi élevé. Ils n’étaient en rien tenus au courant de leur affectation, en dépit des fréquentes mutations de leur unité. Le jeune instituteur de la Creuse Louis Masgelier [68] est arrivé au front, dans la forêt de Compiègne, fin novembre 1916 avec ses amis Maurice, Raymond et Eugène, à l’âge de dix-neuf ans. Louis sort de l’école normale de Guéret. Affecté à la division de Limoges, il ignore si son unité participera à l’offensive.
Il est longtemps employé à la taille des piquets et des gaulettes pour le clayonnage des tranchées. Il commence ainsi sa vie militaire dans l’incertitude totale sur l’éventualité de sa participation à la bataille. Le soir, à la veillée, un caporal « modeste comme un vieux poilu que l’avenir obscur n’effraie pas » leur raconte la guerre, les tirs de 420, les assauts meurtriers. Il passe régulièrement la revue des fusils piqués de points de rouille par la pluie et donne aux jeunes le « goût du métier ». Aucun discours ronflant ni patriotique, la seule vertu de l’exemple.
Pas la moindre trace de découragement, encore moins de pacifisme dans les carnets du jeune normalien. Il rencontre un camarade d’école devenu aspirant et titulaire de la croix de guerre avec palme pour avoir visité une tranchée allemande de nuit et s’en être tiré indemne. Il voit les premiers poilus de retour du front le 30 novembre seulement. Ces soldats exténués d’un régiment de Granville défilent juchés sur des camions sous la pluie, les capotes terreuses, blanchies : des « vieux papas à moustaches » aux côtés des jeunes de la classe 16. Ils s’engagent sur la route, « marchant lourdement sous le sac », accablés de fatigue. Sur leur visage, le jeune Louis voit « la confiance » et non le découragement. « C’est la nation en armes, dit le jeune normalien qui n’a pas oublié son Valmy, dans un seul et même but : l’aspiration au repos par la victoire sur le Boche. »
Remplacé par le 107 e d’Angoulême, le régiment de Louis Masgelier gagne en camions Villeneuve-sous-Dammartin, en Seine-et-Marne. Les soldats sont « empilés, fatigués, les jambes ankylosées ». Les roues à pneus pleins trébuchent sur les trottoirs, cahotent dans les trous, glissent sur les pavés. À l’arrivée, du thé bouillant et une botte de paille humide. Heureusement Louis, l’instituteur, devient aide-vaguemestre pour remplacer le titulaire, en permission. Il échappe aussi à l’immobilité du cantonnement, arpente les routes délavées, à la recherche du courrier de la compagnie.
En décembre, il ne croit pas aux offres de paix des Allemands et n’est nullement gagné par la propagande pacifiste. Il retrouve souvent des pays de la Creuse, apprend que l’un d’eux, Camille Roche, s’est fait tuer devant Verdun. Il jure de le venger. L’instituteur rural a gardé les valeurs patriotiques du petit manuel d’histoire d’Ernest Lavisse qu’il enseignait à ses élèves. Il critique les chasseurs à pied qui, dans son secteur, montent des battues au lièvre. « La chasse au Boche devrait passer avant », s’indigne-t-il.
Beaucoup de ses camarades suivent les cours des écoles de spécialistes. Pour le 1 er de l’an, ils se réunissent pour danser, au son de l’harmonica, des bourrées de la Creuse, en fumant les cigares « du gouvernement ». Ils grognent quand on les oblige à mettre le masque pour les exercices d’attaques au gaz. Ils ont du mal à respirer. On dorlote, on bichonne ces jeunes de
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