Les Poilus (La France sacrifiée)
laisse une complète liberté pour la conception stratégique, la préparation et la direction des opérations. »
Ces paroles rassurantes masquaient l’angoisse du gouvernement et du ministre de la Guerre Paul Painlevé, qui risquaient leur avenir — et peut-être celui du pays — dans une opération dont le fer de lance était une armée de 350 000 hommes confiée à Mangin.
Comme Lyautey, Painlevé consultait Pétain. Il était le premier civil à la Rue Saint-Dominique, après une série de trois généraux, Gallieni, Roques et Lyautey. Le premier voulait partir, l’approche de la mort seule l’avait condamné à rester en poste. Le deuxième était heureux d’être congédié. Le troisième avait démissionné à la tribune de la Chambre : une fâcheuse série.
Tous les généraux affirmaient qu’une offensive était imprudente contre la ligne fortifiée que Hindenburg venait de renforcer par un redoutable repli stratégique réalisé sans pertes, en quelques nuits, sous le nez des Alliés. La réussite exemplaire de cette opération, qui raccourcissait et fortifiait le front adverse, n’avait nullement convaincu Nivelle de renoncer à son projet. Il lui paraissait « peu vraisemblable que l’ennemi abandonne l’un des principaux gages qu’il tient sur le sol français ». Le recul limité, contrôlé, de « l’opération Alberich » n’avait pas réussi à l’inquiéter.
*
Avec une main-d’œuvre forcée de civils et de prisonniers russes, l’état-major allemand avait conçu et exécuté une des plus spectaculaires opérations tactiques de la guerre. Ludendorff, qui avait déplacé l’état-major général de Pless à Bad Kreuznach en Rhénanie, pour pouvoir mieux surveiller le front de l’Ouest dont dépendait désormais la victoire, avait minutieusement préparé l’évacuation d’un front de soixante-dix kilomètres entre Arras et Soissons.
Surpris, les Britanniques de la V e armée avaient constaté au petit matin l’abandon des tranchées par l’armée allemande, le 25 février. Les Australiens pénétraient dans Bapaume en raine, coiffés de leur large chapeau de feutre. Les hussards français de reconnaissance de la III e armée (général Humbert) avaient fait la même découverte devant leurs lignes à l’aube du 13 mars.
Les cavaliers d’avant-garde s’étaient avancés avec prudence sur le terrain libéré, mais miné et détruit. Plus un pont, plus une route, plus un point d’eau. Les Allemands avaient pris soin d’évacuer les civils, qu’ils renverraient plus tard en France par la Suisse pour ne pas garder de bouches inutiles, quand ils ne les avaient pas rassemblés, blêmes de peur et de froid, dans les villes en ruine abandonnées de Noyon, Roye, Péronne ou Bapaume. Ludendorff avait seulement ordonné de ne pas empoisonner les sources, dans un but humanitaire.
Le 48 e bataillon de chasseurs avançait sur la route de Lessigny dans une odeur de menthe sauvage, persuadé qu’on allait enfin « sortir des tanières ». Il traversait les anciennes lignes françaises aux barbelés rouillés. De tous côtés, des camions, des tracteurs halant des saucisses, des soldats du génie évacuant les troncs d’arbres sur les routes. Dans les cantonnements allemands, les poilus cherchaient les grenades piégées dissimulées. Jusqu’où avancerait-on ?
Le général Humbert s’était vite rendu compte de l’impossibilité de poursuivre l’ennemi sur ses positions inexpugnables. Ses voltigeurs avaient été accueillis par des rafales nourries de mitrailleuses. Ils avaient progressé très difficilement sur le terrain détruit. À Saint-Quentin, dont les usines avaient été dévastées, les civils avaient été réquisitionnés par l’autorité occupante pour abattre les arbres du bois Savy qui gênaient les tirs d’artillerie.
La nouvelle ligne baptisée Siegfried était imprenable : trois, parfois quatre positions bétonnées distantes de deux ou trois kilomètres, renforcées de fortins, de nids de mitrailleuses, de batteries enterrées, d’abris profonds pour l’infanterie. Et cependant certains chefs d’unités reprochaient à Nivelle de n’avoir pas contrarié le repli allemand, d’avoir renoncé à l’attaque, alors que Ludendorff était en mouvement.
Painlevé n’entrait pas dans ces critiques. Mais il tenait, comme Pétain, que les chances de succès d’une offensive reposaient sur une absolue supériorité du matériel
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