Les Poisons de la couronne
son compte, comme de coutume… L’hiver commence à se
faire long et je serais surpris qu’il ne se finît pas par une disette, ainsi
que l’an passé. Mais cette année, nous serons mieux pourvus.
Marie de Cressay prit le corbeillon.
— Point de lettre ?
demanda-t-elle.
Le premier commis secoua la tête
avec une feinte tristesse.
— Eh non ! Belle
damoiselle, pas de lettre cette fois.
Il sourit du désappointement de la
jeune fille, et ajouta :
— Non, pas de lettre, mais une
bonne nouvelle.
— Il est guéri ? s’écria
Marie.
— Et pour qui croyez-vous que
nous fassions tous ces apprêts, en plein cœur de janvier, alors qu’on ne
repeint jamais avant l’avril venu ?
— Ricardo ! Est-ce donc
vrai ? Votre maître arrive ?
— Eh, si, par la Madone !
Il arrive ; il est à Paris et nous a fait annoncer qu’il serait ici
demain.
— Que je suis heureuse !
Que je suis heureuse de le revoir !
Puis, se reprenant, comme si
l’explosion de sa joie eût manqué de pudeur, Marie ajouta :
— Toute ma famille va être
heureuse de le revoir.
— Il a demandé qu’on lui
aménage un logis. Tenez, damoiselle Marie, je voudrais votre avis sur ce que
nous lui avons préparé, et que vous me disiez si vous le trouvez à votre goût.
Il la conduisit à l’étage, et ouvrit
la porte d’une chambre de bonnes dimensions, mais basse de plafond, où les
solives venaient d’être cirées. Elle était garnie de quelques meubles de chêne
assez grossiers, d’un lit étroit, mais couvert d’un beau brocart d’Italie, de
quelques objets d’étain et d’un chandelier. Marie fit des yeux le tour de la
pièce.
— Tout ceci paraît fort bien,
dit-elle. Mais j’espère que votre maître bientôt aura sa demeure au manoir.
Ricardo sourit à nouveau.
— Je le crois aussi,
répondit-il. Tout le monde, ici, je vous assure, s’intrigue bien de cette arrivée
de messire Guccio et de la nouvelle qu’il veut résider parmi nous. Depuis hier,
les gens ne cessent d’entrer et de nous déranger pour un rien, à croire que
personne d’autre dans le bourg ne peut leur compter le change des douze deniers
d’un sol. Tout cela pour s’ébaudir des travaux et s’en faire répéter la raison.
Il faut dire que messire Guccio est moult aimé dans ce pays depuis qu’il a
réussi à en chasser le prévôt Portefruit dont chacun avait à se plaindre. On va
lui réserver grand accueil, et je le vois tout juste devenir le vrai maître de
Neauphle… après vos frères, bien sûr, ajouta-t-il en reconduisant la jeune
fille qu’il fit sortir par la porte du jardin.
Jamais le chemin qui séparait le
bourg de Neauphle du manoir de Cressay n’avait paru plus court à Marie.
« Il arrive… il arrive… il arrive…, se répétait-elle comme une chanson, en
sautant d’une ornière à l’autre. Il arrive, il m’aime, et bientôt nous serons
mariés. Il va être le vrai maître de Neauphle. » La corbeille de vivres
était légère à son bras.
Dans la cour de Cressay, elle
rencontra son frère Pierre qui sortait des écuries.
— Il arrive ! lui
cria-t-elle.
— Qui arrive ?
C’était la première fois depuis des
mois que Pierre de Cressay voyait sa sœur manifester une vraie joie.
— Guccio arrive !
— Ah ! La bonne
nouvelle ! dit le garçon. C’est un gentil compagnon et j’aurai plaisir à
le revoir.
— Il vient demeurer à Neauphle,
dont son oncle lui donne le comptoir. Et surtout…
Elle s’arrêta ; mais incapable
de taire son secret plus longtemps, elle attira le visage mal rasé de son
frère, l’embrassa, et ajouta :
— Il va demander ma main.
— Ah bah ! fit Pierre. Et
d’où te vient cette idée ?
— Ce n’est pas une idée, je le
sais… je le sais… je le sais.
Attiré par le bruit, Jean de
Cressay, leur aîné, sortit à son tour de l’écurie où il était en train de
panser lui-même son cheval. Il tenait un bouchon de paille à la main.
— Jean, il paraît qu’un
beau-frère nous arrive de Paris, dit le cadet.
— Un beau-frère ? Le
beau-frère de qui ?
— Notre sœur s’est trouvé un
époux.
— Eh bien ! Voilà une
bonne chose, répondit Jean.
Il entrait dans le jeu de la bonne
humeur et croyait à une farce de gamine.
Pierre de Cressay était blond, comme
sa sœur ; Jean avait le poil châtain et portait barbe, une barbe touffue,
mal entretenue.
— Et comment se nomme, reprit
Jean, ce puissant baron qui
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