Les Poisons de la couronne
convoite de s’unir à nos tours en ruine et à notre
belle fortune de dettes ? J’espère au moins, ma sœur, qu’il est riche, car
nous en avons grand besoin.
— Certes, il l’est, répondit
Marie. C’est Guccio Baglioni.
Au regard que lui lança son frère
aîné, elle eut la certitude immédiate qu’elle courait à un drame. Elle eut
froid tout à coup, et ses oreilles se mirent à bourdonner.
Jean de Cressay feignit encore
quelques secondes de prendre l’affaire en plaisanterie, mais le ton de sa voix
était changé. Il désirait savoir quelle raison incitait sa sœur à parler de la
sorte. Avait-elle eu avec Guccio des relations ou paroles outrepassant les
limites de l’honnêteté ? Lui avait-il écrit à l’insu de la famille ?
À chaque question, Marie répondait
par une dénégation vague qui masquait bien mal son trouble croissant. Jean se
faisait plus insistant. Pierre se sentait mal à l’aise. « J’aurais été
mieux avisé de me taire », se disait-il.
Ils entrèrent tous trois dans la
grand-salle du manoir où leur mère, dame Eliabel, filait la laine auprès de la
cheminée. La châtelaine avait repris son embonpoint naturel grâce aux
victuailles que chaque semaine, depuis la disette de l’hiver précédent, Guccio
leur procurait.
— Regagne ta chambre, dit Jean
de Cressay à sa sœur.
Comme aîné, il avait autorité de
chef de famille. Lorsque Marie se fut retirée et qu’on eut entendu, à mi-étage,
la porte se fermer, Jean mit sa mère au courant de ce qu’il venait d’apprendre.
— En es-tu sûr, mon
garçon ? Est-ce possible ? s’écria dame Eliabel. À qui donc poindrait
la sotte idée qu’une fille de notre sang, dont les pères ont la chevalerie
depuis deux siècles, puisse épouser un Lombard ? Je suis certaine que ce
jeune Guccio, qui est plaisamment tourné d’ailleurs, et montre de gentilles
manières, n’y a jamais songé.
— Je ne sais pas s’il y a
songé, ma mère, répondit Jean, mais je sais que Marie, elle, y songe.
Les fortes joues de dame Eliabel se
colorèrent.
— Cette enfant se monte la cervelle !
Si ce jeune homme, mes fils, est venu à plusieurs reprises nous visiter, et
s’il nous a témoigné si grande amitié, c’est qu’il porte, je crois bien, plus
d’intérêt à votre mère qu’à votre sœur. Oh ! sans déshonnêteté
aucune ! se hâta d’ajouter dame Eliabel, et jamais un mot qui pût offenser
n’a passé ses lèvres. Mais ce sont tout de même choses qu’on devine lorsqu’on
est femme, et j’ai bien compris qu’il m’admirait…
Ce disant, elle se redressait sur
son siège et gonflait le corsage.
— Je n’en suis pas aussi assuré
que vous, ma mère, répondit Jean de Cressay. Rappelez-vous qu’à son dernier
passage, nous avons laissé Guccio seul, à plusieurs reprises avec notre sœur,
alors qu’elle semblait si malade ; et c’est depuis ce moment qu’elle a
recouvré la santé.
— Peut-être parce que depuis ce
moment elle a commencé de manger à sa faim, et nous avec, fit remarquer Pierre.
— Oui, mais vous noterez que
c’est toujours par Marie, depuis lors, que nous avons des nouvelles de Guccio.
Son voyage en Italie, son accident de jambe… C’est toujours Marie que Ricardo
informe, et jamais nul autre d’entre nous. Et cette grande insistance qu’elle
met à aller chercher elle-même les vivres au comptoir ! Je pense qu’il y a
là-dessous quelque machination sur laquelle nous n’avons pas assez ouvert les
yeux.
Dame Eliabel abandonna sa
quenouille, chassa de la main les brins de laine épars sur sa jupe et, se
levant, dit d’un ton outragé :
— En vérité, ce serait grande
vilenie de la part de ce jouvenceau que d’avoir fait usage de sa fortune mal
acquise pour suborner ma fille, et prétendre acheter notre alliance par des
dons de bouche ou de vêtements, alors que l’honneur d’être notre ami devrait
largement suffire à le payer.
Pierre de Cressay était seul dans la
famille à posséder un sens à peu près juste des réalités. Il était simple,
loyal, et sans préjugés. Les déclarations qu’il entendait, tissues de mauvaise
foi, de jalousie et de vaines prétentions, l’irritèrent.
— Vous semblez oublier l’un et
l’autre, dit-il, que l’oncle de Guccio a toujours sur nous une créance de trois
cents livres qu’on nous fait la grâce de ne pas nous réclamer, non plus que les
intérêts qui ne cessent de s’allonger. Et si nous
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