Les porteuses d'espoir
pas à sa job d’usine, pis que je sois là ou pas
doit pas lui faire un pli sur la différence. Bon, ben, faut que j’y aille, moé,
si je veux pas rater mon rendez-vous avec les vieux pays !
Elzéar avait fait un salut militaire avant de s’en retourner, sifflant un air
joyeux. Pierre l’avait suivi des yeux.
— Oublie-ça tout de suite, Pierre Rousseau, avait dit sa mère. Tu porteras
jamais cet uniforme, prends-en ma parole. On a eu notre part de malheur. Ton
cousin parle à travers son chapeau. Cette guerre a pas d’allure. Tout va être
réglé avant qu’Elzéar ait eu le temps d’embarquer sur un bateau.
Hélas ! c’était son cousin qui avait eu raison. Le conflit avait perduré et
s’était même intensifié. Le Japon, ayant décidé d’attaquer par surprise la base
navale américaine de Pearl Harbor, les États-Unis entrèrent aux côtés des Alliés
dans cette Deuxième Guerre mondiale. Pierre vieillit et dut se résoudre à
l’inévitable. Au printemps, il fêterait ses dix-huit ans et il risquait fort de
recevoir, comme cadeau d’anniversaire, une lettre du gouvernementle forçant à s’enrôler. Il pesa le pour et le contre. Suivre l’exemple
d’Elzéar et se retrouver de l’autre côté de l’Atlantique ou fuir la
conscription… Pierre n’hésita pas longtemps. Il trouvait inacceptable que l’on
oblige quelqu’un à prendre un fusil. Il n’avait pas peur d’aller se battre,
contrairement à ce dont on l’accusait, lui et les autres. Comment se faisait-il
que les autorités ne comprennent pas le gros bon sens ? Les Canadiens français
avaient du courage au cœur. Ils n’étaient pas des poules mouillées, des peureux,
des pea soup , des pissous … Mais risquer la mort pour le peuple qui
les avait conquis, qui ne parlait pas leur langue maternelle, c’était beaucoup
demander. Tant que c’était sur une base volontaire, cela allait, mais se faire
forcer, c’était plus que ce que bien des gens pouvaient supporter. Pierre avait
pris sa décision. Sous le faux nom de Joe Dubois, il fuirait la conscription,
caché dans un chantier. Ce n’était pas par couardise que Pierre était monté à
bord de ce train l’automne dernier. On ne traite pas un peuple comme des chiens.
Il ne suffit pas de passer un collier et une laisse autour du cou d’un animal
pour s’en croire le maître. Le respect eût été le plus fort des liens. À quoi
s’attendaient tous ces Anglais qui leur lançaient des pierres ? Non, la décision
d’échapper à l’enrôlement militaire n’était pas synonyme de lâcheté. Il fallait
beaucoup de courage pour s’éloigner ainsi des siens… et être loin d’eux en cette
veille de Noël. Le cœur gros, Pierre s’arrêta un instant à l’orée du bois. Il
tourna le regard vers la construction en bois ronds qu’il venait de quitter. Par
la fenêtre, des lampes à l’huile émettaient une douce lumière orangée. Il
devinait l’ombre des hommes chahutant et s’apprêtant à fêter la naissance de
Jésus. Il n’y avait pas de grandes réjouissances prévues. Aucun prêtre n’avait
pu ou voulu se déplacer pour dire la messe de ce Noël 1943. Mais les hommes
étaient bien décidés à souligner l’événement et se promettaient de boire à la
santé du Sauveur dès minuit sonné. Pierre n’avait pu supporter plus longtemps le
brouhaha du camp. Les gars étaienttellement surexcités par
l’approche du réveillon que cela faisait plusieurs fois que leur contremaître
les remettait à l’ordre. C’était peut-être le premier chantier que Pierre
fréquentait, mais il n’était pas difficile de deviner que ce n’était pas le
meilleur campement du monde. Les écarts de langage et les blasphèmes étaient
monnaie courante. Des batailles éclataient pour des riens. Le contremaître avait
beau les menacer de sanctions, les bûcherons n’en avaient cure. La plupart
étaient sans doute de bons bougres, mais il suffisait d’une forte tête pour
pourrir le climat. En cette sainte nuit, Pierre en avait eu plus qu’assez des
grivoiseries et du comportement grossier des autres hommes. Leurs rires gras et
leur joie agressaient Pierre. Dès la dernière bouchée du souper avalée, il
s’était éclipsé pour se rendre à son repaire. Il se sentait seul. Il s’ennuyait
des siens. Il entra dans la forêt. Une légère neige se mit à tomber. Il
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