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Les porteuses d'espoir

Les porteuses d'espoir

Titel: Les porteuses d'espoir Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anne Tremblay
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jouer une partie de dames ?
    Pendant quelques secondes, le Picoté se contenta de dévisager son
     interlocuteur. Il y lut les signes de la franchise. Le Picoté opina de la tête.
     Pierre alla chercher le plateau de jeu et revint s’installer en face du
     bûcheron. Tout en plaçant les pièces de bois sur les cases appropriées, le
     Picoté reprit, d’un ton plus aimable :
    — C’est ma jeune sœur qui m’écrit. Avec mon père, c’est ma seule famille.
    — Vous êtes juste trois ? s’étonna Pierre.
    — Ben oui.
    — Chez nous, on est neuf enfants. Ça fait onze avec les parents. Tu imagines
     comment on se pile sur les pieds, pis qu’on se tape sur les nerfs.
    — J’aime beaucoup ma sœur. Je ferais tout pour elle. C’est la
     plus belle fille du village !
    Pierre sourit.
    Le Picoté fit de même.
    — Mon vrai nom c’est Picard, Roger Picard. Je viens de Tadoussac.
    — C’est où ça ?
    — Un village sur le bord du fleuve, dans Charlevoix. T’es jamais sorti du bois,
     toé ?
    — Je viens de Saint-Ambroise. Ben, j’suis né sur la Pointe-Taillon, mais y ont
     tout inondé pis mon père a perdu sa fromagerie pis sa ferme.
    Roger répondit que cette histoire ne lui disait rien.
    — On a été obligés de déménager, reprit Pierre. Tu prends les rouges ou les
     noirs ?
    — Choisis.
    — J’étais rien qu’un bébé, dit Pierre en avançant d’une case une rondelle
     rouge. Ça a l’air qu’on a vécu une couple d’années à Roberval, mais je m’en
     souviens pas.
    — C’est après que vous vous êtes ramassés à Saint-Ambroise ? s’informa Roger en
     jouant à son tour.
    — Non, j’ai grandi à Montréal.
    L’autre le regarda, les yeux ronds. Jamais il n’avait rencontré quelqu’un qui
     venait de si loin.
    — La grande ville ! J’retire mes paroles de tantôt. Que j’aimerais ça habiter
     là-bas !
    — Bof, j’aime ben mieux Saint-Ambroise. À Montréal, y a pas de place pour être
     tout seul.
    Roger changea de sujet.
    — Ma sœur m’écrit que mon père trouve l’hiver ben dur à passer, que sa santé
     est pas bonne. Si je pouvais être à la maison pour l’aider...
    — On pourrait essayer de vendre notre âme au Diable pis voler en
     canot, dit Pierre en réussissant à sauter par-dessus deux dames de son
     adversaire.
    — C’est trop tard pour moé, rétorqua l’autre en baissant les yeux.
    D’un ton presque inaudible, il ajouta :
    — Mon âme, je l’ai déjà vendue pour me sauver de l’armée. Je pouvais pas, je
     pouvais pas tenir un fusil, j’ai jamais pu... Je vomissais, j’étais malade... Je
     pouvais pas...
    — J’ai entendu dire qu’il y en a qui sont prêts à se mutiler pour éviter
     l’enrôlement.
    — Se mutiler ? répéta Roger sans comprendre.
    — Ben se couper une main ou un pied…
    — Jamais ! Quand j’ai reçu ma lettre d’engagement, ça a été un jour maudit. Mon
     père a fait la Grande Guerre. Je pense qu’il rêvait de me voir revenir bardé de
     médailles.
    — Ça fait des messes basses dans la couchette !
    Gros Jambon avait délaissé la partie de cartes pour venir s’intéresser à eux.
     Parlant toujours plus fort que de besoin, il claironna à la ronde :
    — Le Picoté, t’en as des affaires à confesser au Curé.
    — Fous-nous la paix, le gros, rétorqua Roger.
    — Ben certain !
    Le gros bûcheron fit mine de s’enfarger et de renverser, par accident, le jeu
     de dames.
    — Gros fendant ! lui cria Roger.
    Gros Jambon se contenta de lui sourire d’un air moqueur. Pierre se releva
     lentement. Il se planta devant le désagréable bûcheron, les poings serrés. Dans
     le camp, on fit silence, attendant la suite, prévoyant une nouvelle
     bataille.
    — Joyeux Noël quand même Gros Jambon.
    Pierre se retira sur sa couchette et prit son chapelet.

    — Rajoute-moé plus de sucre, ma Laura, demanda Georges en
     grimaçant après avoir bu sa première gorgée de café.
    Sa nièce s’exécuta. Depuis qu’elle était pensionnaire chez son oncle, elle lui
     était tellement reconnaissante de son accueil qu’elle se pliait à ses moindres
     caprices. En l’hébergeant, il lui avait sauvé la vie. Elle s’ennuyait malgré
     tout de sa famille et de Saint-Ambroise. Ses anciennes compagnes d’école
     n’étaient plus là pour la faire rire, la consoler, se grouper autour d’elle
     comme si elle était une petite chose fragile. À l’école des sœurs,

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