Les porteuses d'espoir
à Jonquière,
elle avait dû faire sa place à coups de volonté. On jalousait cette nouvelle
venue qui raflait tous les premiers prix. Les religieuses sommaient les autres
couventines de prendre exemple sur la détermination, l’obéissance, le dévouement
et surtout la piété de cette mademoiselle Rousseau. Car Laura était déterminée à
devenir religieuse. Sa voie était tracée. Tout l’exaltait dans ce sentiment. Se
dévouer, être au service des autres. Mais elle ne serait pas n’importe quelle
religieuse, oh, non ! Elle deviendrait une missionnaire, une sainte, une
martyre. Elle donnerait sa vie pour les lépreux ou les petits Chinois. Elle
sauverait leurs âmes.
D’un air d’une absolue dévotion, elle attendit que son oncle lui fasse signe
d’arrêter, que la mesure était suffisante. Du coin de l’œil, François-Xavier
étudia ce manège. À n’en pas douter, Georges n’avait plus touché à une goutte
d’alcool depuis des années. Cela expliquait la haute teneur en sucre de la
boisson et les nombreux plats de bonbons qui traînaient partout dans son
appartement de Jonquière. On aurait juré une vieille fille avec ses pots de peppermints , ses préférés. François-Xavier eut presque envie de lui
tendre un verre d’alcool. Tout à coup, il aurait aimé retrouver son ancien
camarade, ses blagues de mauvais goût, ses grivoiseries, ses taquineries.
Georges avait adhéré à la ligue de latempérance, mais également
à celle de la solitude. À moins que ce ne soit lui qui se mette à boire ? Dieu
sait s’il en avait, des choses prises en travers de la gorge ! L’alcool aiderait
peut-être à les faire passer.
— Julianna, sers-moi un petit verre.
François-Xavier ignora le regard surpris que lui lança sa femme. Quarante-trois
ans, se dit-il, et il se sentait comme un gamin qui veut se hausser au titre
d’adulte. Il se leva et alla reprendre sa pipe sur l’étagère. À côté de la place
attitrée à son péché, il y avait une boîte de tabac, toujours bien remplie, une
statuette de la vierge et des photographies : celle de leur mariage, une de
Léonie et la plus récente, celle de Pierre. Julianna avait tenu à emmener leur
fils aîné se faire tirer le portrait avant son exil dans la forêt. Avec un
pincement au cœur, il étudia les traits de son garçon. S’il avait possédé une
ferme, Pierre, en tant que fils de cultivateur, aurait eu le privilège d’être
dispensé du service militaire. Mais François-Xavier ne possédait aucun titre de
propriété. Il n’était qu’un homme engagé. Il prenait soin de la ferme des
Dallaire. Pour nourrir sa famille, il s’était trouvé un deuxième travail,
toujours comme homme engagé sur une ferme du rang voisin. Toutes les économies
qu’il avait faites en 1938 étaient passées dans les factures du médecin afin de
soigner Pierre, gravement brûlé. Ensuite, la méningite de Léo avait aggravé ses
finances, sans parler des accouchements de Julianna. Comment se mettre de
l’argent de côté quand vous êtes père de neuf enfants ? La vie s’acharnait à lui
mettre des bâtons dans les roues. On lui avait volé sa fromagerie et son coin de
paradis de la Pointe-Taillon. Il s’était entêté à en ouvrir une nouvelle. Mais,
chaque fois qu’il croyait pouvoir sortir la tête de l’eau et respirer un peu,
une nouvelle vague le submergeait et le noyait de ses vicissitudes. La compagnie
avait détruit sa vie. Il avait l’impression d’errer dans la forêt, de chercher
une éclaircie, la lueur d’un refuge. Mais les bois étaient de plus en plus
denses. Laguerre, il n’avait plus manqué que cela. Jamais il ne
verrait le bout du tunnel. Pardonne-moi, Pierre, dit-il à l’image en noir et
blanc de ce jeune homme qui lui ressemblait tant. Il n’en pouvait plus d’être
ballotté par la vie. Il allait flancher. Il aurait eu tant besoin de soutien. Il
aurait désiré que son père adoptif soit encore de ce monde, qu’il lui mette la
main sur l’épaule, qu’il lui dise : « Voilà, mon fils, d’où tu viens ; voilà où
tu vas ; je te guide. J’ai tracé un bout de chemin, continue maintenant, pour
que tes fils s’y avancent à ta suite. »
Ah ! la lignée, l’arbre centenaire qui étend ses racines, sème autour de lui.
Comment pouvait-il survivre quand ses racines pourrissaient dans l’eau ? À quoi
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