Les porteuses d'espoir
rétorquant qu’il n’avait pu s’empêcher d’imaginer un pêcheur attrapant
ce drôle de poisson, certain d’avoir sous son hameçon la prise de sa vie. Cette
réponse amplifia le malaise d’Henry. Devant le visage ahuri de son sergent,
Elzéar avait ajouté :
— Ben quoi ! y était mort, non ?
Henry avait alors adjuré l’insensible de penser à son père qui avait tant
perdu. Il le supplia de faire attention, le somma d’être plus prudent, lui
ordonna de changer d’attitude, mais parler dans le vide ou avec Elzéar, c’était
du pareil au même. En Italie, dès le début de la campagne, combien de fois
hurla-t-il à son soldat de baisser la tête, de revenir à sa position, de creuser
son abri plus profond. Quand Elzéar avait fait la connaissance du colonel
Bernatchez, ses bravades avaient été poussées encore plus loin. Il faut dire que
le colonel avait toute une réputation de casse-cou.Jamais il
n’envoyait ses hommes dans un poste avancé sans avoir été y voir par lui-même.
Les soldats vénéraient cet homme. Ils disaient :
— Le colo y est allé, on peut y aller aussi.
Une fois, le colonel s’était hissé sur un tronc d’arbre pour voir au loin avant
de repartir dans sa jeep. C’était dangereux. Un pauvre première classe l’avait
imité, et avait reçu une balle allemande entre les deux yeux. Henry rapporta ce
tragique incident à Elzéar. Cela ne le refroidit pas. Voir ses compagnons
mutilés par un obus ne le découragea pas plus. Au contraire, plus les autres
soldats affichaient une mine basse, encaissant le dur choc de la réalité du
combat, plus Elzéar sifflait fort et gaiement. Il allait d’un blessé à l’autre,
trouvait un mot drôle pour chacun. Si un de ses compagnons se terrait, tétanisé
par la peur, il se rendait à ses côtés et lui faisait des grimaces ou quelques
pas d’une danse idiote jusqu’à ce que le soldat retrouve un peu de couleur au
visage. Au grand étonnement d’Henry, Elzéar devint l’élément le plus positif du
régiment. Si le soldat Gagné souriait encore, c’est que tout allait bien. On
pouvait continuer à avancer, à tirer, à enterrer les morts. Jusqu’à cette
terrible bataille de la casa Berardi. Leur chef, le major Triquet, avait
été héroïque, c’est vrai. Il avait crié à ses gars de foncer vers l’objectif.
Mais ce qu’on ne dirait pas, dans les années futures, c’était que le soldat
Gagné était derrière et qu’il avait galvanisé ses compagnons.
— Vous avez entendu le major ? On fonce, chantez avec moé !
Oui, Elzéar était mort le sourire aux lèvres, oui, il avait chanté et sifflé
jusqu’à son dernier souffle. Henry n’avait pas envie de raconter à ce
journaliste que ce soldat siffleur avait vu la mort de bien trop près, un soir
de janvier 1938, et que ce n’était pas seulement les Allemands qu’il repoussait,
mais le souvenir intolérable de cette tragédie.
Henry fit un petit signe au journaliste et lui souhaita un Joyeux Noël. Il
n’avait rien de plus à ajouter.
— Non vraiment, je suis pas capable de chanter, j’ai trop la
grippe, dit Julianna en toussant.
Installée au piano, Julianna avait entamé un cantique, mais dès le premier
couplet, sa voix éraillée n’avait pu tenir la note.
Monsieur Dallaire, venu réveillonner chez ses voisins, se désola.
— Une fête de Noël sans chants, ce sera pas pareil. Peut-être que votre Yvette
pourrait vous remplacer ?
Tous les yeux se tournèrent vers la jeune fille, qui, assise entre Laura et
Mathieu, n’avait qu’une envie, celle d’imiter ses plus jeunes frères et d’aller
dormir. Levée depuis l’aube, elle n’en pouvait plus.
— Je sais pas chanter monsieur Dallaire, refusa-t-elle.
Ce réveillon était d’un ennui... Au grand étonnement de tous, ce fut Georges
qui insista.
— Arrête de te faire prier pis viens chanter pour ton oncle.
Georges sourit gentiment à sa nièce. Ce soir, il avait envie d’être heureux, un
peu, juste un peu.
Ne pouvant refuser cette demande, Yvette se leva et alla se tenir à la droite
du piano. Julianna choisit un des morceaux du cahier de La bonne chanson plus facile à interpréter. Avec un sourire d’encouragement, la pianiste fit
signe à Yvette de s’exécuter. La chanteuse attendit la fin de l’introduction
musicale, et attaqua d’un filet de voix la mélodie. Yvette
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