Les porteuses d'espoir
dominical qu’il prenait chez sa
tante Marie-Ange, Pierre passait ses journées au Patro . Se couchant au
petit matin, après avoir mis dehors le dernier client et compté la recette de la
soirée, il ne se relevait pas avant midi. La plupart du temps, l’endroit était
désert jusqu’à ce que la noirceur amène son lot debuveurs
invétérés. Pierre apprit à connaître les petites manies des habitués. Le vieux
Clodo n’ouvrait la bouche qu’après avoir calé sa cinquième bière, mais alors,
c’était un flot de récriminations contre sa bourgeoise, son emploi, sa pauvre
vie ratée à cause des autres. Trois loups de mer entraient du même pas, se
dirigeaient toujours vers la même table et commençaient une nouvelle partie de
cartes en demandant au patron de se joindre à eux. Le grand Paulin, lui, ne se
permettait qu’une consommation qu’il demandait du bout des lèvres, poliment,
jetant un œil au-dessus de son épaule, ayant peur que sa femme ne le trouve et
le ramène à la maison par la peau du cou. Il y avait également ses anciens
équipiers du Tadoussac qui venaient lui rendre visite aux escales,
s’attendant toujours à ce que Pierre paie la tournée. Il avait vite appris qu’un
bon barman ne mélange pas ses amis et son travail. Pierre avait vécu
aussi des soirées chaudes, quand une bande de voyous venait semer la pagaille,
menaçant de tout briser sur leur passage. À ce moment, le patron soupirait, se
levait de sa partie de cartes et venait avertir les fauteurs de troubles que
cela ne le dérangeait pas, mais que son ami Vic, par exemple, risquait de ne pas
être content.
— Vous savez, les jeunots, disait-il, Vic est Italien, et un Italien, ça finit
toujours par savoir qui a fait quoi.
Habituellement, ils semblaient comprendre le message et déguerpissaient en
payant leur dû. Pierre n’avait jamais vu l’ombre de ce mystérieux Vic. Il aurait
mis en doute son existence s’il n’avait pas dû préparer, chaque mois, une
épaisse enveloppe contenant un pourcentage des recettes. Mais ce qui le retenait
dans ce taudis du bord du fleuve, c’était son patron. Il vouait à cet homme une
réelle tendresse. En passant le balai et en préparant le bar pendant les moments
creux, Pierre ne se lassait pas d’écouter ce vieillard lui raconter des
anecdotes de sa vie. Pierre voulait principalement tout savoir sur ce tableau
aux agates qui l’intriguait tant.
— Ce rocher avec un drôle de trou…
— C’est le rocher Percé.
— Il existe pour vrai ?
— Il faudra que tu y ailles un jour. Tu peux pas mourir sans avoir vu le soleil
enflammer le rocher Percé.
Son patron semblait, chaque fois, tellement ému quand il parlait de cette
région du bout du monde.
— La Gaspésie a été mon deuxième pays. J’y ai passé les plus belles années de
ma vie.
— Pourquoi vous en êtes parti ?
— Ça, c’est une autre histoire. Tu laveras le plancher après, le jeunot, les
pieds nous restent collés dans la saleté.
— Cette signature, Beth H…
— Toute une artiste, cette femme. Elle m’a donc fait tourner en
bourrique !
— Elle habitait en Gaspésie ?
— Oui, à L’Anse-à-Beaufils. Ah ! Beth... Quel caractère ! Elle te tournait les
sangs et te faisait rager, mais quelle femme !… L’amour en Gaspésie, c’est comme
ça, grand vent, marée basse, marée haute… Essaie jamais de dompter une
Gaspésienne, tu cours au naufrage certain.
Pierre se dit que cela valait pour toutes les femmes, peu importe leur
provenance. Depuis sa rupture avec Luce, il n’avait approché aucune femme. Il se
contentait d’aller souvent au cinéma... Depuis quatre ans, il en avait aimé des
filles se tortillant sur un écran.
— Ce bateau, c’était le mien, dit le tavernier en désignant le tableau.
Pierre alla derrière le comptoir et cette fois, examina l’œuvre de très près,
portant son attention sur l’embarcation de pêche plutôt que sur le rocher.
— Quand t’embarques sur ton bateau et que tu laisses le vent te mener au large,
continua le patron, tu es l’homme le plus librede la terre. La
mer porte en elle ta nourriture, celle du corps et celle de l’âme.
— Y a un nom sur le bateau ! s’exclama tout à coup Pierre en remarquant pour la
première fois le détail.
— La Joséphine …, murmura le vieil homme avec nostalgie. Baptiser un
bateau
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