Les porteuses d'espoir
est un moment sacré de la vie d’un marin. Ce nom doit te protéger, te
guider. Au début, j’avais pensé au prénom de ma mère, mais quand j’ai fait
sonner la cloche et que j’ai entendu, pour la première fois, la voix de mon
bateau, j’ai tout de suite su que je devais l’appeler La Joséphine … La
cloche m’a fait penser au rire inoubliable d’une femme… une femme qui avait pris
soin de moi, avec dévouement et tendresse…
Pierre attendit la suite des confidences.
— Ça fait tellement d’années, j’étais encore un jeune homme… Je parlais pas
français encore. Il y avait pas longtemps que j’avais quitté ma belle Irlande
natale pour m’embarquer comme marin. J’étais un bel homme dans le temps, tu
sais, le jeunot. Plus beau que toi, tiens ! Pendant un voyage, je suis tombé
gravement malade.
Pierre trouva touchante l’histoire de son patron, qui, mourant, avait été
recueilli et soigné par une jeune femme de Chicoutimi dont il était tombé
amoureux. C’était en son honneur que le bateau portait son prénom.
— Quand mon bateau prenait la mer, sa voile gonflée, je te jure, le jeunot, ma
barque riait comme la vraie Joséphine. Ce rire qui éclatait quand elle me
soignait et que j’avais dit une bêtise. C’est la seule femme qui m’a vraiment
aimé. Je l’aurais épousée, Joséphine Mailloux.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi vous l’avez pas mariée ?
— Les planchers auraient bien besoin d’être cirés aussi. Tu me les feras
briller comme un pont de bateau ensuite, le jeunot.
Pierre n’avait pas insisté. C’était le privilège de ce vieillard dechoisir quels pans de ses souvenirs il voulait révéler. Plus
tard, Pierre avait appris la suite. Une fois remis sur pied, l’Irlandais avait
quitté Chicoutimi et repris la mer à bord d’un autre navire. Le père de son
amoureuse lui refusait sa main. Il détestait les étrangers. Son patron avait
bourlingué pendant bien des années. Les flots et la vie l’avaient conduit
jusqu’à un petit village gaspésien où il avait vécu une dizaine d’années
environ. Ensuite, il s’était installé au port de Montréal et avait ouvert un pub
irlandais.
— J’étais bien trop vieux pour la vie de marin. Après la mer, la bière est la
deuxième passion d’un Irlandais. J’ai jamais regretté d’avoir ouvert Le
Patro .
— Ça veut dire quoi, Patro ? Patron en irlandais ?
Le vieil homme manqua s’étouffer de rire.
— Mais non, c’est un mot que j’ai inventé à partir de mon nom.
— C’est vrai que j’ai jamais su comment vous vous appelez, réalisa tout à coup
Pierre. Pis c’est quoi votre nom ?
— Patrick O’Connor. Astheure va chercher ta famille à la gare.
Pierre n’avait pas vu la dernière heure passer.
Il retira son tablier, mit sa casquette, prit les clés de sa voiture rangées
dans un tiroir sous le bar et se précipita dehors. Avant de franchir la porte,
il se retourna vers son patron.
— J’ai promis à mon père de vous présenter. J’ai ben hâte que vous vous
rencontriez. Vous allez ben vous entendre, j’en suis certain. Je vous l’ai
jamais dit, mais des fois, vous me faites penser à lui.
— Yvette, veux-tu ben rester à côté de moi ?
— Mais papa, je vous donnerai toujours ben pas la main !
— Mathieu, tu lâches pas Léo d’un pouce !
— Y a pas de danger, je pense qu’il est collé à la vie sur moi,
bougonna Mathieu qui n’en pouvait plus de ce voyage interminable à endurer son
frère infirme qui avait peur de tout depuis leur départ.
— Yvette, tu vois pas Pierre ? Comment ça se fait qu’il est pas à la gare ? Il
savait bien à quelle heure notre train arrivait !
Yvette se fit rassurante.
— Calmez-vous, papa, c’est noir de monde, on va finir par le voir.
Au contraire de Mathieu qui, taciturne, semblait porter le mépris du monde
entier sur son dos, Yvette exultait de joie et se ravissait de tout ce qu’elle
voyait.
— J’me rappelle de la gare, je vous jure papa, je nous revois, Pierre, moi,
Mathieu, matante Mae qui tenait dans ses bras Jean-Baptiste, pis vous, vous
portiez Laura...
— T’as une bonne mémoire, ma fille. Ça fait longtemps notre déménagement de
Montréal.
— T’en souviens-tu aussi, Mathieu ? demanda Yvette.
Son frère haussa les épaules. Tant pis, elle n’avait pas de temps à perdre
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