Les porteuses d'espoir
cache très profondément.
— Ça, ça veut dire que vous allez me prendre comme élève ?
— Vous voyez cette fleur, mademoiselle ? dit madame Bourget en désignant une
marguerite dans un vase. Son cœur, c’est le talent. Chaque pétale, c’est le
travail ; le travail de diction, d’interprétation, de déclamation, de vocalise,
de répétition, le travail, le travail, le travail. Sans ces pétales, une fleur
n’est rien, talent ou pas.
— Je comprends.
— Et ce n’est pas tout. Cette fleur semble fragile et pourtant, sur sa simple
tige, elle se tient bien droite, forçant l’admiration, cherchant la lumière du
soleil. Redressez vos épaules, mademoiselle. Quand vous chantez, que votre
visage s’offre à votre public, faites-vous admirer ; ayez une attitude fragile,
mademoiselle, mais en dedans, vous êtes solide comme un roc. Poussez vos pieds
dans le sol, enracinez-vous profondément, rien ne peut vous faire trébucher. Les
épaules, mademoiselle, les épaules, tenez-vous droite. Respirez, respirez, votre
voix doit venir du plus profond de vous-même. Ne criez pas, projetez, projetez !
Votre voix est une offrande, allez la porter, sur un plateau, jusqu’au fond de
la salle, vous m’entendez, mademoiselle Rousseau ? Recommencez, recommencez,
recommencez !
Reprenez, reprenez, reprenez ! Le travail, mademoiselle Rousseau, le
travail !
Seigneur, que de fois, par la suite, avait-elle entendu son professeur la
houspiller ainsi ! Yvette avait persévéré, suivant à la lettre les
recommandations de madame Bourget. La femme avait insisté pour qu’en plus du
chant, elle s’initie au théâtre. Yvette avait dû acheter des livres aux titres
compliqués et auxquels elle ne comprenait rien.
— Chimène, mademoiselle Rousseau, Chimène souffre, vous ne
pouvez déclamer cette tirade avec un sourire niais, reprenez ! Le Cid est
une œuvre grandiose, mademoiselle. Soyez un tant soit peu à la hauteur !
Corneille va se retourner dans sa tombe si vous maltraitez sa poésie avec autant
d’ardeur. Ne sentez-vous pas le doute assaillir Rodrigue ? Votre sensibilité
ressemble à une poule pas de tête, mademoiselle. Il faut nous convaincre, vous
devez nous toucher, ici, en plein cœur ! De la passion, de la passion,
enflammez-vous, mademoiselle, de grâce !
Yvette n’avait le temps de gagner que quelques sous qu’il lui fallait déjà les
dépenser en livres de théâtre. La nuit, elle mémorisait ses textes, mademoiselle
Bourget ne l’autorisant pas à s’en servir devant elle.
— Si vous ne connaissez pas vos répliques sur le bout des doigts, vous ne
pourrez jamais y ajouter de l’émotion. On ne marmonne pas, on déclame. Une
envolée, mademoiselle, une envolée, le mot le dit !
Pendant son travail à la manufacture, Yvette, à voix basse, faisait ses
exercices de diction suivant le rythme des machines : « Les chemises de
l’archiduchesse sont-elles sèches ou archisèches ? Piano, panier ; piano,
panier, piano, panier. » Une fois par semaine, pendant deux ans et demi, Yvette
s’était présentée chez son professeur, travaillant avec acharnement. Elle refusa
les invitations à sortir de quelques garçons. Ils ne l’intéressaient pas. Depuis
qu’elle avait commencé ses leçons, elle vivait dans un autre monde. Un monde à
mille lieues des préoccupations de ces pauvres prétendants qui croyaient que Corneille n’était qu’un gros oiseau noir. Ses rares moments de
détente étaient quand Henry et Mathieu venaient veiller. Avec Isabelle, qui, par
hasard, n’avait rien de prévu ces soirs-là, ils s’asseyaient au salon et
discutaient pendant des heures. Henry avait retrouvé sa verve de politicien.
Comme avec son professeur, elle écoutait, enregistrait, démêlait, ouvrait son
esprit. Henry aimait qu’Yvette et Isabelle s’obstinent,
posent des questions. Évidemment, Mathieu restait le plus souvent silencieux,
mais parfois, il se risquait à émettre une opinion. Henry possédait une telle
passion et de telles connaissances qu’Yvette, qui avait à peine fréquenté
l’école, en apprenait plus sur le monde que jamais. Souvent, Henry s’échauffait.
Surtout quand il parlait de Duplessis avec Marie-Ange qui venait mettre son
grain de sel dans la conversation.
— Faut pas trop écouter radoter ce cher Henry, les jeunes. Il voudrait monter
une révolution
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