Les prisonniers de Cabrera
fut lui-même lapidé et parvint difficilement à se retirer dans l’amirauté.
Un autre drame, de plus grande ampleur, allait marquer ce départ.
Décidés à souligner leur délivrance par un acte digne de passer à la postérité, un groupe de prisonniers libérés, subjugués par leurs meneurs, tous armés de torches, avaient mis le feu aux boutiques du Palais-Royal, au camp de toile, aux cabanes des environs et à la maison commune. Des rixes avaient fait couler le sang, les prisonniers encore en attente de leur départ s’étant opposés à la destruction de leurs masures et de leurs biens.
Étant donné sa proximité du port, la Malmaison n’avait pas échappé au sinistre. Presque tout y était détruit. Seul le caisson de pierre où je rangeais ma nourriture et quelques objets placés dans un coffre fabriqué par Auguste avaient échappé aux flammes. Ma cuisine, mon grabat n’étaient plus que cendres.
— Les salauds ! s’écria ma compagne. On leur fait une faveur et voilà comment ils expriment leur gratitude ! Il faut les arrêter, les retenir, les condamner à mort !
Ces criminels ne s’en étaient pas tenus là. Ils avaient pénétré dans le parc où le commandant avait fait enfermer une dizaine de moutons achetés à Palma, et les avaient égorgés sans raison, sinon pour le plaisir de voir couler le sang, comme ils l’eussent fait de guérilleros tombés entre leurs mains.
Ces événements soulevèrent un problème diplomatique. À qui appartenaient les biens incendiés ? Cette île, sans conteste, était propriété de l’Espagne, mais les cabanes avaient été construites par des étrangers, et sans autorisation !
La junte reprocha au ministre Dupont de l’Etang d’avoir laissé ses soldats prendre pied dans Cabrera au mépris des conventions internationales et, de plus, de n’avoir su éviter les violences. Comme l’écrivit Shakespeare, c’était beaucoup de bruit pour peu de chose en regard de l’événement capital qu’était notre libération. Le conflit sombra dans la nuit et le silence des cabinets diplomatiques.
Restait que nous étions pour la plupart privés d’habitation et qu’il nous fallut reconstruire des cabanes pour nous protéger des intempéries ou de la chaleur. Par chance, il fit, dans les semaines qui suivirent, un temps agréable.
Don Balthazar Fernandez nous proposa, à Marguerite et à moi, de venir résider au château, dans l’attente d’un nouveau convoi. Elle eût accepté ; je refusai, pour échapper à ce qui ressemblait à une tentative de sujétion.
Notre calvaire allait prendre fin au début du mois de juin.
Le 8 de ce mois, un convoi assez important pour que je n’aie pas à opérer un nouveau tri s’ancra dans la baie. Il allait vider entièrement Cabrera de ses occupants, au nombre d’environ trois mille.
La veille du départ, nous nous sommes rassemblés sur la grève pour un dernier repas offert par le commandant, où tout ce qui nous restait de vivres fut consommé.
Le bûcher que nous édifiâmes sur la grève méritait bien l’appellation de « feu de joie ». Il allait brûler toute la nuit. Les musiciens de Barizel animèrent un bal. De temps à autre, un prisonnier entonnait La Marseillaise et Le Chant du départ . Un chansonnier nous fit écouter son œuvre, Adieu, Cabrera , qu’il avait composée sur l’air d’ Une pipe de tabac . J’ai gardé en mémoire quelques vers que nous allions chanter chaque soir sur le navire :
Adieu, rochers, adieu, montagne,
Grottes, déserts, antres affreux.
Nous laissons ces tristes campagnes
Pour revoir un séjour heureux …
Curieusement, un sentiment de nostalgie me poursuivit au cours des trois journées nécessaires à notre embarquement. J’allais me retrouver en compagnie de Marguerite et de son fils, sur la frégate la Médée . Oserai-je le dire ? Ces adieux me furent pénibles, à croire que la souffrance le dispute en intensité, dans notre esprit et notre cœur, aux souvenirs heureux. J’avais tant souffert sur cette île, tant fait corps avec cette légion de déportés, que notre évacuation me donnait un sentiment de dépossession presque aussi fort que le goût retrouvé de la liberté.
Étrange comportement de la nature humaine… Cela rappelle les mouvements de sympathie que les martyrs de l’Inquisition éprouvaient, dit-on, pour
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