Les prisonniers de Cabrera
chapeaux, hurlaient de joie, pleuraient en se trémoussant sur la grève. Certains s’étaient jetés à la mer et nageaient vers cette apparition miraculeuse, la goélette, comme pour être les premiers à l’échelle de coupée. Sur les pentes, on voyait des squelettes vivants dévaler les broussailles et les rochers.
L’enseigne demanda à voir le gouverneur pour lui présenter ses respects et ses lettres d’accréditation. On lui montra le castillo . Une équipe de volontaires se dévoua pour aller chercher don Balthazar Fernandez et le conduire au port dans son palanquin.
Les soldats de marine débarqués de la chaloupe, fusil au poing, formaient un cordon derrière l’enseigne, inquiets des réactions de cette masse hurlante de sauvages. Ils finirent par se dérider lorsque des femmes s’avancèrent pour toucher leurs uniformes et les embrasser.
Sur la fin de la matinée, alors que le soleil dardait, je fus convié à assister à la réunion qui se tint à la maison commune, en présence de don Balthazar Fernandez et de Diaz, son chien de garde, qui n’en menaient pas large. Le contre-amiral baron Duperré, capitaine du Saint-Louis, nous fit part de sa mission.
Ce n’est pas sans émotion que nous eûmes confirmation d’une nouvelle affligeante : l’Empereur avait dû abdiquer après une suite de défaites qui avaient traîné les aigles dans une boue sanglante. Le 31 mars, les troupes alliées étaient entrées dans Paris ; le 2 avril, le Sénat avait prononcé la déchéance de Napoléon, enregistré son abdication et appelé pour lui succéder Louis-Stanislas-Xavier de Bourbon.
Duperré nous apprit que, le 10 avril, le général anglais Wellington avait remporté une ultime victoire contre le général Soult, duc de Dalmatie, sous les murs de Toulouse ! Les Anglais maîtres de Toulouse… C’était à n’y pas croire. Napoléon avait fait, dans la cour de Fontainebleau, des adieux déchirants à ses officiers et à ses proches, avant de prendre la route de l’exil.
Ainsi se terminait, au fil de dates égrenées par Duperré d’une voix monocorde, comme pour un martyrologe, l’épopée impériale. Autour de moi, des responsables de villages ne cachaient pas leur émotion ; d’autres s’éclipsèrent avant la fin du rapport, pour dissimuler leurs larmes.
Je sursautai lorsque des cris fusèrent :
— Vive le capitaine Duperré !
— Vive le roi !
— Vive la liberté !
Je mêlai ma voix à celles qui, sans que Duperré parût en prendre ombrage, osèrent faire des ovations à l’Empereur. Une vieille moustache des grenadiers de la Garde s’écria :
— À ce prix, j’aurais préféré finir mes jours sur cette île. Vive l’Empereur, nom de Dieu !
J’avais craint des affrontements entre les tenants de l’Empire et ceux de la monarchie, mais il n’en fut rien, d’autant que deux chaloupes avaient accosté, porteuses de vivres, sur lesquelles la foule se ruait.
Dans l’heure qui suivit, le capitaine Duperré, quelques-uns de ses officiers et un délégué de la junte furent conviés par le commissaire à dîner au castillo pour célébrer l’événement et s’entretenir des conditions du rapatriement. Ce n’était pas une mince affaire.
Sur ces entrefaites, on vit descendre de leurs abris les prisonniers pareils aux hommes de la préhistoire. Certains n’arrivaient pas à comprendre ce qui leur arrivait et croyaient à un piège. Seule une distribution de biscuits parvint à les convaincre qu’on ne leur voulait pas de mal.
J’ignore ce qui se dit dans le secret du château, au cours de ce repas, mais j’ai tout lieu de croire que nul ne fit obstacle à notre élargissement, et qu’il ne tarderait guère. Les autorités espagnoles souhaitaient se débarrasser de ce boulet, Cabrera, qui donnait une piètre image de leur nation.
Le capitaine Duperré ayant demandé un guide pour la visite qu’il comptait faire de l’île, je fus chargé par le commissaire de cette mission, que j’acceptai en dépit de ma fatigue.
Cette promenade dura toute la journée du lendemain, avec des haltes en raison des difficultés de la marche et de la chaleur. Deux des marins qui nous accompagnaient, victimes d’un coup de chaud, durent abandonner.
Duperré s’intéressa vivement à la caverne où Bernard Masson et son équipe avaient construit une barque
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