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Les prisonniers de Cabrera

Les prisonniers de Cabrera

Titel: Les prisonniers de Cabrera Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Peyramaure
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d’entre elles entourées d’un jardinet clôturé d’une palissade, où l’on cultivait des légumes et des plantes d’agrément.
    Nous avions demandé à la junte la fourniture d’environ dix mille tuiles. J’imagine le désarroi des « chats fourrés » devant cette requête insolite. Elle dut friser pour eux la provocation, si bien qu’ils ne daignèrent pas l’honorer, ce qui ne surprit personne !
    Je n’avais pas approuvé cette démarche, la jugeant propre à nous enlever tout espoir d’une prochaine libération. Notre moral était si bas que c’eût été y ajouter cette hantise.
    — J’en conviens, me dit Gille, mais j’ai perdu toute illusion : nous sommes ici pour des années. Les échanges de prisonniers dont il a été question ne sont qu’un leurre. L’Empereur a suffisamment montré combien il se désintéresse de notre sort !
    Auguste partageait son avis :
    — J’avais moi-même des illusions, mais elles se sont dissipées au fil du temps. Puis-je vous le confier ? Mon seul espoir tient à une défaite de Napoléon, qui ramènerait les Bourbons sur le trône. Un de leurs premiers actes serait de négocier avec l’Espagne notre rapatriement.
    — Prophète de malheur ! protesta Auguste. Je préfère quant à moi passer le restant de mes jours à Cabrera plutôt que de devoir ma liberté à la chute de l’Empire !
    Il resta de ce débat un poison lent à s’évaporer.
     
    C’est peu dire que ce premier hiver à Cabrera fut rigoureux.
    Vêtus de hardes comme nous l’étions, et dont certains étaient dépourvus, taraudés par l’ennui, nous passions nos journées devant notre feu comme les primitifs, à disputer d’interminables parties de cartes, de dominos ou d’échecs, à écouter les modulations du vent dans les broussailles et les cris des oiseaux de mer, à ruminer idées noires et nostalgies récurrentes.
    J’aimais les hivers du bas pays limousin, les lentes et douces soirées passées devant la vaste cheminée du salon à écouter Juliette jouer de l’épinette et les loups clamer leur faim dans la forêt de Cousages. Il m’arrivait parfois de m’ennuyer, mais le rire de Juliette et sa musique dissipaient vite cette brume légère. Si l’ennui persistait, je m’enfermais dans ma bibliothèque pour lire Voltaire, Diderot, des auteurs de l’Antiquité et des récits de voyages.
    Chaque jour, des morts étaient signalés au Conseil, qui en tenait le registre. On avait renoncé, le sol étant gelé, à les inhumer, pour se contenter de les précipiter dans une cavité, sans leur donner les derniers sacrements, en l’absence d’un prêtre que beaucoup de nos compagnons réclamaient. Il y avait chez ces malheureux si peu de ressources que la mort n’était que la fin normale d’une longue inanition.
    Nous avons souffert d’interminables journées pluvieuses qui donnaient à la mer une couleur de plomb, mais nous avons eu aussi des périodes de soleil qui donnaient à l’air une intense luminosité de genèse.
    Durant la saison hivernale, les livraisons étaient sujettes aux caprices du temps ou au mauvais vouloir des fournisseurs, les paysans majorquins, et de notre pourvoyeur. Mises à contribution, les réserves du magasin s’épuisaient vite. Il fallait fermer la porte à des ventres creux qui priaient sur le seuil, dans l’attente d’une manne céleste qui n’était qu’illusion : Dieu nous avait oubliés.
     
    Un matin de février, alors qu’une semaine avait passé sans ravitaillement, Gille nous annonça, avec gêne, que nous allions devoir sacrifier le seul animal encore vivant dans cette île, à part les rats et les lézards : l’âne Robinson.
    — J’en suis navré, nous dit-il, mais, un jour ou l’autre, il aurait été enlevé à sa maîtresse, massacré et débité en cachette. Ce pauvre animal mérite une mort plus digne des services qu’il nous a rendus. Le Conseil en est d’accord.
    — C’est absurde ! protestai-je. Un bourricot pour cinq mille prisonniers…
    — Sa chair sera servie en priorité aux malades, sous forme de bouillon. Pour le reste, ce sera à nos amis du Conseil d’en décider.
    Il soupira :
    — C’est à moi que l’on a confié le soin de prévenir madame Daniel. Je ne vous cache pas que j’en ai d’avance des sueurs froides. Laurent, j’aimerais que tu m’accompagnes. Tu sauras lui parler mieux

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