Les proies de l'officier
tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver, et un prompt retour dans la patrie ! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : “Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou !” »
Le colonel Pégot vint trouver Margont juste après la lecture de ce discours. Les acclamations et les « Vive l’Empereur ! » le forcèrent à entraîner Margont à l’écart pour se faire entendre. Napoléon avait décidé de renforcer le 4 e corps pour la bataille. Il avait donc placé sous les ordres du prince Eugène les divisions Morand et Gérard. Certains des régiments qui les composaient avaient cependant perdu un très grand nombre d’officiers.
— Des officiers sont donc temporairement versés dans d’autres régiments. Ce sont les ordres, expliqua Pégot. À la bataille de Smolensk, le 13 e léger a perdu le tiers de son effectif et une trentaine d’officiers. Par conséquent, je vous y mute.
— Il n’en est pas question, mon colonel. Je veux rester avec les hommes de ma compagnie. Je les connais et...
Pégot secoua la tête. Il faisait peine à voir avec ses yeux striés de vaisseaux sanguins et bordés de larges cernes.
— C’est seulement le temps de la bataille. L’un des bataillons du 13 e léger n’a plus de chef de bataillon : je vous le confie. Vous prendrez Saber, Piquebois et Galouche avec vous et vous leur attribuerez deux restes de compagnie à chacun.
On lui confiait le commandement d’un bataillon ? Une promotion était proche. Refuser le bataillon, c’était refuser la promotion. Margont voulut demander quelque chose, mais Pégot s’éloignait déjà en agitant la main.
— Pas le temps, pas le temps. Il faut que je trouve des artilleurs pour compléter nos compagnies d’artillerie, des chevaux pour notre cavalerie et nos pièces, que j’assemble des bribes de compagnies entre elles... Ah, quelle misère ! Et en plus, on me prend mes officiers.
Le soleil se leva. Napoléon s’exclama qu’il s’agissait du soleil d’Austerlitz, celui qui était apparu entre les nuages le 2 décembre 1805 pour saluer la victoire. Mais le soleil d’aujourd’hui éblouissait les Français et éclairait leurs positions. Le ciel était dégagé. La rosée parsemait l’herbe, rafraîchissant agréablement l’atmosphère. Cela aurait pu être une magnifique journée.
24.
À cinq heures trente, une batterie de l’artillerie de la Garde tira trois coups, donnant le signal du début des hostilités. Quelques minutes plus tard, le fracas des tirs d’artillerie était déjà assourdissant et, en plusieurs points, les Français attaquaient. Dans les deux camps, on se disait : « Nous y voilà enfin. »
Le temps passait. La division Morand se tenait en première ligne de l’aile gauche, en colonne par régiment, immobile, attendant les ordres. Ailleurs, on se massacrait, ici, on patientait. Margont parcourait les rangs de son nouveau bataillon. Il essayait de réconforter ceux au visage blanc comme un hiver russe et de calmer ceux que l’angoisse agitait trop. Les soldats jetaient des coups d’oeil au-dessus de leurs têtes et apercevaient des boulets qui passaient en bourdonnant dans le ciel. Un jeune chasseur s’émerveillait de tout. Il trouvait « fantastiques » les masses françaises et russes qui se précipitaient l’une sur l’autre, « formidables » les explosions des obus, « terrible » le tonnerre des canons... Le nez en l’air, complètement euphorique, il contemplait les formes noires qui le survolaient.
— Et ça ? Qu’est-ce que c’est ? Margont s’approcha de lui et lui ôta la baïonnette du fusil autrement, dans trois minutes, il embrocherait accidentellement son voisin. Il la glissa dans le fourreau.
— Seulement quand on donnera l’assaut.
Le soldat n’avait pas détaché les yeux du spectacle aérien.
— On dirait de gros insectes !
— Ce sont effectivement des insectes. Leur nom scientifique exact est « Russiae Bouleti ». Cette sous-espèce de la famille des bourdons est un gros insecte sphérique à la carapace particulièrement dure. Maladroits, balourds, ils ne savent pas vraiment voler et finissent toujours par s’écraser. Ils ne piquent pas, ils
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