Les proies de l'officier
puisque la division Delzons... Vous faites erreur.
— C’est que j’avais été versé pour la journée dans le 13 e léger, de la division Morand.
Barguelot était décontenancé.
— Le 13 e léger... Oui, je les ai vus, bien sûr. Enfin, en fait, il y avait tellement de fumée que l’on n’y voyait rien.
— Vous avez peut-être aperçu le colonel Pirgnon, du 35 e ? Il était lui aussi dans la Grande Redoute.
— Non. Avec toute cette fumée pire que du brouillard...
Difficile pourtant de ne pas avoir remarqué Pirgnon perché sur son parapet. De plus, escalader un remblai sans salir son uniforme... Margont, lui, était si couvert de terre que l’on aurait dit qu’il venait de se relever de sa tombe.
— Je vais vous laisser, car je dois faire le point sur l’état de mon régiment. Au plaisir, capitaine.
Les deux hommes se séparèrent. Margont gagna le 35 e de ligne. Il ne put rencontrer le colonel Pirgnon que l’on pansait pour une blessure superficielle au bras. Il retourna finalement au 84 e . Des soldats entouraient Saber et chantaient :
Vive Saber ! Vive Saber !
Ça c’est sûr y a pas de doute
Il était bien dans la Redoute
Entré lieut’nant par le remblai
Sorti, cap’taine par le goulet
Vive Saber ! Vwe Saber !
Sûr qu’il sait bien yfaire !
Vwe Saber ! Vwe Saber !
Saber lui fit signe de se mêler à eux, mais Margont poursuivit son chemin et rejoignit Lefine qui, de son côté, était allé faire le tour de ses espions. Il allait devoir en engager d’autres. Ceux chargés de Pirgnon avaient tous été blessés ou tués et un seul parmi ceux surveillant le colonel Fidassio avilit survécu. Il en allait de même pour Barguelot et pour Delarse. Ni Margont, ni Lefine n’arrivaient à croire à une pareille hécatombe.
— Commençons par Delarse, déclara Margont.
— Notre espion rescapé l’a perdu de vue les trois quarts du temps. Ce qu’il a pu me dire, c’est que Delarse a pris des risques insensés. Il a été en tête de tous les assauts possibles. Je ne sais pas ce que fout l’état-major pour mettre tant de temps à le galonner un peu plus. En ce moment, il est seul sous sa tente et ne veut voir personne. Son nouvel officier adjoint est allé le trouver avec un repas sur un plateau et il est aussitôt ressorti avec la soupe renversée sur son uniforme.
Margont s’assit et s’adossa à un arbre. Il n’en pouvait plus. Il lui semblait encore entendre une canonnade, lointaine et irréelle. Lefine s’installa en tailleur. Sa face noircie de poudre disparaissait dans l’obscurité et Margont avait l’impression d’écouter le rapport d’un soldat décapité par un boulet. Toutes ses pensées étaient envahies par la mort.
— C’est parce que le général Huard a été tué, poursuivit Lefine. Delarse se voyait déjà promu général et placé à la tête de la brigade. Eh bien il a appris qu’il allait rester colonel et qu’il assisterait le remplaçant de Huard. Tout le monde trouve ça écoeurant.
Margont ferma les yeux.
— Rassure-toi, je t’écoute avec attention. Nos Italiens ?
— Même si la grande majorité de la division italienne du général Pino n’a pas pu arriver à temps pour participer à la bataille, le colonel Fidassio était bien là. Il a fait preuve d’un immense courage.
Les yeux de Margont se rouvrirent.
— Comment ?
— Il est resté en permanence à la tête de son régiment et il a transpercé lui-même un capitaine russe qui venait d’abattre son cheval et tentait de l’embrocher. Il a pris le hausse-col du cadavre et se l’est passé autour du cou.
Margont porta machinalement sa main à son propre hausse-col, ce petit croissant de lune horizontal, en métal, que portaient les officiers d’infanterie, cet ultime souvenir des armures médiévales.
— Ses soldats l’ont surnommé « le Lion », ajouta Lefine.
— Quel manque d’imagination ! Enfin, je dois faire pénitence. J’ai jugé trop vite ce Fidassio. Parce qu’il ne parvenait pas à assumer son commandement et que cela le paniquait, j’en ai fait un incompétent et un lâche. En réalité, il est seulement incompétent.
— Moi, je ne comprends pas les mystères de cette transformation.
— Il a dû boire de ton élixir.
Lefine prit sa gourde autrichienne – trophée ramassé sur le champ de bataille d’Austerlitz, donc objet sacré et porte-bonheur – et but une large rasade.
— Et la deuxième
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