Les proies de l'officier
risque pas sa dernière réserve. » Il fit mettre en position ses ultimes canons de réserve et ordonna au général Sorbier, qui commandait l’artillerie de la Garde impériale : « Puisqu’ils en veulent encore, donnez-leur-en. »
C’étaient quatre cents canons qui écrasaient maintenant les Russes sous leur feu. Mais Koutouzov tenait bon et faisait riposter ses pièces. Ce duel d’artillerie sans précédent ne s’acheva qu’à la nuit.
La Grande Armée avait perdu trente mille hommes, tués ou blessés, dont quarante-huit généraux. Les Russes, cinquante mille. Moins d’un millier d’entre eux avaient été faits prisonniers. Meus l’armée russe n’était pas détruite, donc la guerre n’était pas terminée. Après un conseil militaire tendu avec le sommet de son état-major, dans une simple isba, Koutouzov prit la décision de faire se replier son armée. Il préférait perdre Moscou plutôt que perdre et son armée et Moscou. Il fit cependant parvenir au Tsar un bulletin de victoire dans lequel il annonçait qu’il avait taillé en pièces l’armée française, détruit la Garde impériale, pris cent canons et fait seize mille prisonniers dont le prince Eugène, Davout, Ney et Murat. Il n’y avait qu’au sujet de ce dernier qu’il croyait être sincère, car le général Bonnamy, qui avait survécu aux vingt coups de baïonnette reçus dans la Grande Redoute, avait proclamé qu’il était le roi de Naples afin d’être épargné. La chance souriant souvent aux pragmatiques, Rostopchine, le gouverneur de Moscou, fit célébrer un Te Deum à la cathédrale Ouspenski, au Kremlin, et le Tsar nomma Koutouzov « Feld Maréchal General » et lui versa une forte récompense.
L’armée russe battant en retraite, la route de Moscou était désormais définitivement libre.
25.
Il déambulait au milieu des étendues de cadavres. Pour lui, ces corps évoquaient des feuilles mortes tapissant par erreur un paysage d’été. Une scène l’avait particulièrement frappé. Un boulet avait ravagé sous ses yeux une colonne de fantassins. En un éclair, le projectile avait emporté les jambes gauches de sept soldats qui progressaient à la queue leu leu. L’homme chemina dans son sillage, parmi les victimes amputées, les membres épars et les flaques de sang. Presque aussitôt, il se sentit à nouveau vide. Un peu plus loin, il releva dans son esprit des combattants enchevêtrés et imagina leurs affrontements. Cependant, le tumulte de cette tuerie s’effaça rapidement, comme un fond de brume dissipé par le vent. Il s’accroupit pour effleurer la joue d’un tambour russe âgé d’à peine douze ans, recroquevillé, le ventre mis en bouillie par des éclats d’obus. Son geste aurait ému le coeur des plus endurcis alors que ce n’était pas cet enfant qu’il voulait caresser mais la mort elle-même. Cela non plus ne le divertit pas longtemps. Il se redressa, en proie au désarroi. Il avait assisté à une boucherie effarante et, cependant, la souffrance commençait déjà à lui manquer. Il avait peur de ne plus parvenir à donner le change. Il sentait son vernis sur le point de se craqueler. Il se demanda combien de sang il lui faudrait encore contempler pour être enfin apaisé.
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* *
Les soldats marchaient voûtés, les épaules affaissées. On aurait dit des spectres errant dans la nuit. Le pas impatient de Margont, pourtant aussi éreinté qu’eux, tranchait avec ce spectacle et étonnait ou agaçait. Sous prétexte de demander des nouvelles d’Untel ou d’Untel, Margont rendit visite au 9 e de ligne. Il s’arrangea pour être aperçu par le colonel Barguelot et ce dernier l’apostropha joyeusement. Il arborait un uniforme resplendissant et un air triomphant.
— Capitaine Margont ! Je suis heureux que vous ayez survécu. Quelle affaire ! J’étais à la Grande Redoute lors de l’assaut de l’après-midi, celui qui a réussi. J’ai escaladé ce maudit remblai le sabre à la main et là, avec mes fusiliers du 9 e , nous avons fait un carnage effroyable ! Effroyable ! C’était indescriptible ! Indescriptible ! Tout le monde s’accorde à dire que ce fut le point le plus acharné de toute la bataille. Ah non, vous ne pouvez pas vous imaginer ce que cela a été !
— Mais, mon colonel, je n’ai pas besoin de l’imaginer puisque je m’y trouvais.
Le visage de Barguelot se décomposa.
— Vous y étiez ? Non, le 84 e ne pouvait pas y être
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