Les proies de l'officier
explication ?
— Fidassio est dépassé par sa tâche de colonel, ça, je persiste à en être convaincu. Il ne sait pas trancher et, confronté à un problème, oscille d’une décision à l’autre comme les plateaux d’une balance qui ne parviendraient jamais à s’équilibrer. Mais dans une bataille, tout devient clair. On lui donne l’ordre d’attaquer en colonne tel point de la ligne ennemie, alors il attaque en colonne tel point de la ligne ennemie. Plus d’interrogations, plus de choix à faire... Paradoxalement, il paie le prix de la peur pour acheter sa sérénité. Il compense son manque de jugement et de compétences par du courage. Il est même heureux parce que là au moins, il sait quoi faire.
— « Serrez les rangs ! »
— C’est un peu ça, oui. Évidemment, s’il y a une initiative à prendre parce que tout ne se passe pas comme prévu, alors...
— Au secours, Nedroni !
Margont entreprit d’enlever la terre de son uniforme.
— Exactement. Et lui, comment s’est-il comporté ?
— Aussi courageux que son maître. Ces deux-là, ce sont les deux faces d’une même pièce.
— Oui, sauf que l’un des deux côtés vaut plus cher que l’autre. On en sait peu sur eux, finalement. Ils sont difficiles à cerner parce qu’ils sont sans cesse ensemble. Je suis certain que, si on réussissait à les séparer pendant quelques heures, on en apprendrait beaucoup plus, et ce, uniquement en les observant. Or peut-être est-ce justement pour qu’on n’en apprenne pas trop sur leur compte qu’ils sont inséparables. C’est comme si chacun cachait la face sombre de l’autre, comme s’ils se tenaient en permanence dos à dos pour se couvrir mutuellement. Seulement si Nedroni dissimule l’incompétence de Fidassio, que dissimule Fidassio au sujet de Nedroni ?
— Un squelette dans un placard ?
— D’après von Stils, notre garde du corps saxon, ce serait son homosexualité. Ou Nedroni n’a aucun secret et soutient Fidassio afin de servir sa carrière. De toute façon, inutile d’espérer trouver un moyen de les séparer. La seule solution serait d’en tuer un des deux...
Lefine pouffa. Cela faisait tellement plaisir de rire.
— Si on choisit cette option, mon capitaine, je préfère qu’on abatte Nedroni. Je le crains plus que Fidassio, surenchérit-il.
— Tu es sûr ? Quand on frappe son maître, le chien le plus placide peut devenir enragé. Bien. Conclusion, quelle que soit la nature exacte du lien qui les unit, si Fidassio est notre coupable, Nedroni est assurément au courant et le protège malgré tout. Tes espions chargés de Pirgnon ont été tués, mais tu étais dans la Grande Redoute avec moi.
— Il a été incroyable ! Je lui attribue le deuxième prix de la témérité avec la mention « félicitations du jury ». Delarse reçoit le troisième prix.
Margont croisa les bras, amusé.
— Ah oui ? Je brûle de savoir qui a remporté le premier prix.
— Le général Miloradovitch. J’ai un ami qui est interprète à l’état-major de notre corps. Un prisonnier lui a raconté que Miloradovitch, voulant prouver qu’il était l’homme le plus courageux de toute l’armée russe, s’est assis par terre là où nos canons faisaient le maximum de carnage et a annoncé qu’il allait prendre son déjeuner. Lui, il est fou, il a la mention « bon pour Charenton ».
Margont était admiratif.
— Comment fais-tu pour toujours tout savoir sur tout ?
— C’est parce que je n’ai que ça à vendre.
— Pirgnon adore la mythologie gréco-romaine et possède une culture sidérante sur le sujet. Quand il en parle, on croirait presque qu’il a vécu à cette époque. C’est comme s’il se prenait pour la réincarnation d’un personnage antique célèbre. Il doit s’imaginer être le héros d’une odyssée.
— Seulement si cette campagne est bien une odyssée, il est clair que Pirgnon n’est pas son Ulysse...
— Et Barguelot ?
Lefine devint plus joyeux encore.
— Le meilleur pour la fin ! Le pauvre colonel Barguelot n’a décidément pas de chance : lorsque la division Broussier a attaqué la Grande Redoute... il s’est à nouveau foulé la cheville.
— Ah ! Une fois qu’on se les est bien foulées, ça devient instable, ces articulations-là... Et pourquoi n’est-il pas monté à l’assaut à cheval ? Sa monture s’était foulé le sabot ?
— Il avait laissé son cheval à
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