Les proies de l'officier
et droites, certaines entièrement bordées d’hôtels et de palais entourés de jardins grands comme des parcs, offraient de superbes perspectives. Le Kremlin, illustre forteresse, constituait le joyau de Moscou. Son enceinte de briques rouges était surmontée de créneaux blancs en queue d’hirondelle. De nombreuses tours la renforçaient. Ces murailles laissaient voir des coupoles dorées massées les unes contre les autres, des tourelles décorées de faïence et des petits clochers. On enviait ceux qui auraient le privilège d’y loger afin de veiller sur l’Empereur – car celui-ci ne méritait rien de moins que le Kremlin.
Le prince Eugène établit son quartier général dans le palais du prince Momonoff dont le luxe confinait à l’invraisemblable. Un secteur fut attribué au 84 e . Margont, Lefine, Saber et Piquebois choisirent un coquet pavillon et y pénétrèrent en riant, persuadés que le pire était derrière eux.
*
* *
Margont dormait profondément. Ses rêves n’étaient pas en harmonie avec cette éclatante journée. Il voyait un acteur sur une scène. Celui-ci portait une toge, comme un tragédien antique, et appliquait sur sa face un masque souriant. L’inconnu changea de masque avec une rapidité telle que Margont n’eut pas le temps d’apercevoir son visage. Ce second personnage, triste, suscitait la pitié. Un nouveau changement le rendit pareil à un enfant qui demandait protection. Puis ce fut la face d’un honnête homme avant de devenir celle d’un adolescent emporté par sa propre jeunesse. L’inconnu était aussi magicien et les masques naissaient dans ses paumes à discrétion. Margont fixait cette tête. Il voulait savoir si elle possédait bien son propre visage ou si elle n’abritait qu’une niche vide. Mais il se demandait en même temps s’il lui serait possible de faire la différence entre ce véritable visage et un énième masque de couleur chair.
Il fut tiré de son sommeil par de violentes secousses. Il ouvrit péniblement les yeux. Le visage de Piquebois était penché au-dessus du sien.
— Quentin ! Pour l’amour du ciel ! La maison est en flammes, réveille-toi !
Une épaisse fumée noire s’engouffrait déjà par la porte de la chambre tandis qu’une fumée blanche filtrait à travers les interstices du plancher.
— On a pris tes affaires, les autres sont déjà dehors, allez, viens !
Margont s’habilla en un éclair. Cependant, les deux hommes ne purent franchir le seuil de la pièce. Le couloir n’était plus qu’une carcasse rongée par les flammes. Le crépitement constituait un bruit de fond étonnamment fort, régulièrement couvert par un grand fracas lorsqu’une partie du plafond s’effondrait. Ils battirent en retraite. Margont se précipita vers la fenêtre et l’ouvrit. L’espace d’un instant, il fut pris au dépourvu. Comment ça ? Il faisait déjà jour ? Pourquoi ne l’avait-on pas réveillé au petit matin ? Alors il réalisa que l’on était encore en pleine nuit. Mais en de nombreux points de la ville, des incendies ravageaient des quartiers entiers et la clarté rivalisait avec celle d’un après-midi d’été. En bas de la rue, Lefine et Saber gesticulaient.
— Qu’est-ce que tu fiches, Quentin ? File donc !
Margont disparut avant de revenir avec des draps et des vêtements dans les bras. Il les noua les uns aux autres aussi vite qu’il le pouvait. Saber tenait dans chaque main la bride d’un cheval. Les bêtes, saisies de panique, hennissaient à fendre l’âme. Lefine avait toutes les peines du monde à maîtriser son konia qui, terrifié, reculait peu à peu sans s’apercevoir que, derrière lui aussi, tout flambait. Margont se laissa glisser à toute allure le long de sa corde de fortune, serrant les dents tandis que les tissus décapaient ses paumes. Piquebois fit de même et les quatre hommes s’empressèrent de s’éloigner. Ils n’avaient pas la moindre idée de la direction à prendre pour gagner une zone épargnée par les flammes.
— Par là ! décréta Saber en se lançant dans une direction.
Ils se retrouvèrent nez à nez avec un groupe de hussards du 8 e régiment qui pensait trouver son salut dans la direction opposée. La plupart d’entre eux n’avaient même pas eu le temps d’enfiler leurs pelisses ou de coiffer leurs shakos. Habillés seulement de chemises sales et de pantalons rouges, ils pouvaient déjà s’estimer heureux d’avoir récupéré trois de
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