Les proies de l'officier
Quelqu’un rencontré à Smolensk ? L’homme lui parla en russe. Un caporal lui posa amicalement la main sur l’épaule et, répondant à son sourire, lui déclara :
— Allez, laisse le capitaine, retourne avec tes petits camarades. On va te fusiller. Ça te fait plaisir, pas vrai, qu’on te troue la couenne ?
Le condamné hocha plusieurs fois la tête. Le caporal éclata de rire, fier d’avoir démontré quelque chose.
— Les Russes ont même vidé leurs asiles, mon capitaine. Ils ont mis des torches dans les mains des fous et ils les ont lâchés dans les rues.
Margont voulut plaider la cause de cet homme. Un major, anticipant sur ses protestations, décréta :
— Nous fusillons tous les incendiaires et je ferai mettre aux arrêts quiconque tentera de s’interposer.
Margont et ses compagnons s’éloignèrent tandis que le simple d’esprit sautillait de joie : c’était enfin son tour d’aller devant le mur où les gens faisaient des feux d’artifice avec leurs fusils. Ils décidèrent de demeurer sur cette place jusqu’à ce que le brasier s’apaise. Mais une pluie de cendres vint enterrer ces espérances. Les confettis clairs se changèrent bientôt en épais flocons qui devinrent si nombreux qu’ils gênaient la vue. On se serait cru au coeur d’une tempête de neige brûlante. Chaque inspiration était un calvaire, car la chaleur blessait les bronches et les débris faisaient tousser à n’en plus finir. Même boire n’y changeait rien. Pis encore, à la cendre se mêlaient des reliquats enflammés. Un prisonnier hurla tandis que sa tignasse prenait feu. Le peloton d’exécution, pris de vitesse, termina sa sale besogne en se ruant à la baïonnette sur les derniers captifs. On ne voulait pas les achever, car on estimait que le feu s’en chargerait. Le major vociférait ses ordres. On mettrait un terme aux souffrances de ces blessés, ensuite on formerait une colonne et alors on évacuerait la place. Mais ses hommes s’étaient déjà débandés. Sans se décontenancer, le major s’empara de deux pistolets d’arçon et se mit à tirer sur ceux qui se tordaient de douleur à terre. Margont et ses amis durent à grand regret abandonner leurs chevaux de peur de finir éventrés d’un coup de sabot ou la main arrachée par une ruade. Ils s’engouffrèrent dans une ruelle. Ils n’y voyaient presque plus tant les cendres étaient denses. Ils écrasaient un pan de leur chemise sur leur bouche et leur nez pour filtrer l’air. Pour ne pas perdre quelqu’un en chemin, ils avançaient à la queue leu leu, se tenant par la ceinture. Voyant tant de richesses partir en fumée, des soldats se précipitaient dans les maisons pour tenter de soustraire aux flammes nourriture et trésors. Durant sa progression, Margont en entendit hurler des dizaines sur lesquels un toit embrasé ou des pans de mur venaient de s’abattre.
Enfin, ils atteignirent un quartier que les incendies avaient épargné. Les maisons, en pierre, et les jardins avaient joué le rôle de coupe-feu. Le nombre de soldats massés ici était considérable et des chaînes s’étaient formées jusqu’à la Moskowa. Toutes sortes de récipients passaient de main en main pour inonder les foyers naissants. Mais ces derniers apparaissaient et réapparaissaient sans cesse au gré des débris enflammés qui parcouraient les airs de leur vol chaotique.
— Je vous avais dit que c’était par là, rappela Saber.
*
* *
Il avait été réveillé par une explosion proche. Tandis qu’il s’habillait précipitamment, il avait cru que l’armée russe attaquait Moscou pour en déloger les Français tout en sachant cette hypothèse absurde. Des soldats désemparés étaient venus lui annoncer que la ville était en flammes. Dans un premier temps, tandis qu’il se hâtait dans la fournaise avec quelques hommes, il avait craint pour sa vie. Puis, peu à peu, une fascination s’était emparée de lui. Il profita de la confusion causée par l’effondrement de plusieurs édifices pour disparaître dans le dédale des rues.
Alors que les gens couraient après leur salut dans ce labyrinthe de pierres, de bois et de brasiers, lui se promenait. Il contemplait avec délectation les maisons ravagées par le feu. Près d’un carrefour, il entendit des appels au secours qui provenaient d’une demeure dont la toiture brûlait. Il se précipita sur la porte. Les voix étaient proches. Il saisit son fourreau et le disposa de façon
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