Les proies de l'officier
leurs montures.
— N’allez pas par là, les rues sont en flammes ! s’exclama Saber.
— Ça peut pas être pire que par chez nous ! rétorqua un cavalier pieds nus qui s’était jeté à l’encolure de sa bête pour la calmer.
Un autre hussard tempêtait, le sabre à la main.
— Ce sont les Russes qui mettent le feu à leur propre ville.
— Impossible ! s’emporta Margont. Ce sont des crétins irresponsables qui ont renversé des bougies en pillant des maisons ou qui ont allumé des feux et ne les ont pas surveillés. Ce sont des ivrognes à qui on doit ce foutu bazar !
Mais le hussard était formel.
— Je veux bien vous accorder que des soiffards sont responsables de quelques foyers, mais on a déjà arrêté plusieurs incendiaires. Des Russes. Certains ont avoué face au peloton d’exécution que le comte Rostopchine avait donné l’ordre d’incendier la ville. Il a fait déguiser des agents de police en mendiants et a vidé les prisons. On a attrapé des forçats complètement ivres qui se promenaient dans les rues en balançant des torches à travers les carreaux des maisons.
— Je ne peux pas croire une telle chose, ce sont des menteurs..., s’entêtait Margont.
— Et comment expliquez-vous qu’il n’y ait plus une seule pompe à incendie dans la ville ? Rostopchine les a toutes fait emporter !
Tandis que Margont tentait de surmonter sa consternation, les deux groupes se disputaient. Incapables de s’entendre, chacun d’eux décida de s’en tenir à son idée première. Deux hussards et l’unique monture qu’ils se partageaient se joignirent cependant à Margont et à ses amis.
La chaleur devenait très pénible à supporter. La sueur dégoulinait sur les visages, coulait dans les yeux, trempait les corps et collait les habits à la peau. Ils s’engagèrent dans une haie de flammes bruissantes et crépitantes. Régulièrement, des explosions retentissaient, plus ou moins proches, parfois isolées, parfois multiples comme les détonations d’un feu d’artifice. Le ciel était surprenant. Des couleurs se mêlaient et ondulaient : le noir des fumées qui se fondait dans le noir de la nuit, les oranges rougeoyants en mille variantes, les jaunes parfois purs jusqu’à l’incandescence... On aurait dit une vaste toile sur laquelle on aurait étalé des monceaux de gouache. Un hôtel s’effondra sur lui-même dans un terrible vacarme. Le cheval des deux hussards se cabra en hennissant. Il laissa lourdement retomber ses antérieures, manquant d’écraser le pied de celui qui le tenait par la bride, et rua de ses jambes postérieures. Le second hussard reçut l’un des sabots de plein fouet dans l’estomac. Il fut projeté contre un mur et tomba recroquevillé. La monture se cabra à nouveau et se libéra enfin. Elle voulut fuir, mais comprenant qu’elle était cernée par les flammes, se mit à tourner en rond. Les bâtiments menaçaient de s’écrouler. Margont cria au hussard d’abandonner sa bête et de secourir son compagnon, mais l’autre s’entêtait. Margont voulait leur venir en aide, mais dut renoncer, car le cheval enchaînait les ruades en tournoyant sur lui-même. Lefine entraîna ses compagnons dans une rue latérale. Ils se retrouvèrent sur une place. Les édifices de deux de ses côtés étaient en feu. Le vent charriait de multiples cendres incandescentes. On avait l’impression de contempler un gigantesque essaim de lucioles qui venait se poser sur les quartiers alentour. Une fusillade crépita. Margont réalisa qu’un peloton exécutait à tour de bras. Les fantassins s’empressaient de recharger. Quelques-uns passaient au milieu des corps et achevaient les blessés en faisant feu quand le canon de leur fusil touchait la tempe. Il y avait une telle quantité de prisonniers que l’on ne prenait même pas la peine de dégager les cadavres.
— Qui fusillez-vous ? demanda Margont à un adjudant-major qui s’efforçait d’accélérer les exécutions tout en surveillant anxieusement du regard la propagation de l’incendie.
— Des incendiaires. Il y a des forçats, des fanatiques... Regardez-les ! Ils sont soûls comme des barriques !
Face aux fusils, certains se frappaient le torse du poing pour inciter les Français à faire feu. La salve fit sursauter Margont. Un individu en guenilles, édenté, le crâne rasé, s’approcha de lui en souriant. Margont était incapable de le reconnaître. Un soldat qu’il avait combattu ?
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