Les proies de l'officier
maison était la mienne. Je n’étais qu’un marchand et tous mes biens consistaient en cette bâtisse et mes deux épiceries. Juste avant de fuir la ville avec ma famille, j’ai moi-même jeté toutes mes marchandises au fond de la Moskowa. J’ai laissé l’un de mes employés à Moscou pour qu’il incendie ma chère demeure, si jamais des chiens de Français venaient à y loger. Et je lui ai demandé d’agir de nuit dans l’espoir que les flammes rôtiraient quelques-uns des vôtres.
Puisse la Russie être le tombeau de la France.
*
* *
Margont retourna à son nouveau logement. Un lieutenant l’y attendait en faisant les cent pas sur le perron. Dès qu’il aperçut Margont, il leva un visage reconnaissant vers le ciel et l’entraîna à sa suite de son pas pressé. Le colonel Delarse était mourant et désirait s’entretenir avec lui.
— Il a été blessé ? interrogea Margont.
— Non. Crise d’asthme. L’une des pires qu’il ait jamais faites. C’est à cause de l’incendie : il a inhalé des cendres.
Un soldat badois travesti en pope, de sa voix avinée, babillait dans un latin imaginaire en sanctifiant les passants. De rage, le lieutenant le poussa de toutes ses forces sans même prendre le temps de s’arrêter, le précipitant sur les pavés. Le pope apocryphe lui promit toutes les malédictions du Ciel et de l’Enfer réunies.
— Il s’est entretenu avec les colonels de la division. Puis il vous a demandé ainsi que plusieurs autres officiers.
— Je suis flatté d’être convoqué. Et pour quel motif me réclame-t-on ?
— Je n’en sais rien.
Le colonel Delarse logeait dans un hôtel dont l’architecture s’inspirait de Versailles. Margont réalisa une fois de plus combien étaient nombreux ces liens qui unissaient la Russie et la France. Cette guerre lui parut plus pénible encore. Delarse gisait dans un lit à baldaquin dont les voiles filtraient l’air. Avant même de l’apercevoir au fond de sa chambre obscure, on entendait déjà sa respiration sifflante. Le colonel, épuisé, tenait un crayon du bout des doigts.
« Bonjour, capitaine Margont », griffonna-t-il sur l’une des feuilles étendues sur sa couverture.
— Bonjour, mon colonel.
« Je crois que c’est la fin. Épargnez-moi les « Mais non » et autres bêtises. »
Margont hocha la tête. L’air entrait facilement dans les poumons de Delarse, mais s’y retrouvait piégé. Chaque expiration était laborieuse.
« Je n’ai pas peur. J’ai deux mères, ma mère et la mort. Toutes deux m’ont materné durant l’enfance, toutes deux m’ont bercé dans leurs bras, toutes deux pensent à moi en permanence et toutes deux occupent trop souvent mes pensées. J’écris cela, car ma mère était si possessive qu’elle m’étouffait parfois plus que mon asthme. J’ai tout essayé contre la mort : la nier, la mépriser, la supplier, la narguer... Dans les combats, je courais tous les risques comme pour lui dire : « Allez, vas-y, prends-moi ! Fais ce que tu aurais dû faire depuis si longtemps ! Parfois, il m’arrivait même de penser que le fait d’être encore en vie était l’un de ces nombreux petits désordres de l’univers et que je devais réparer cela. Parfois, au contraire, je m’exposais au feu ennemi pour me convaincre que j’étais immortel. »
Le crayon se déplaçait étonnamment vite sur les feuilles et à peine l’une d’elles était-elle couverte de mots que Delarse la laissait chuter à terre pour attaquer la suivante. Il est vrai que le temps pressait...
« Un jour, j’ai compris qu’en agissant ainsi, je ne faisais que rejouer mon enfance. Car même lorsque j’allais bien, il fallait que je frôle la mort avec des jeux stupides. Sauter du haut des arbres, nager le plus longtemps possible... Enfin, toujours est-il qu’après chaque bataille, une fois le danger écarté, quand ma concentration se dissipait, je m’étonnais d’être encore en vie. Un pas en avant, deux pas en arrière : à quel jeu cruel jouait donc la mort avec moi ? »
L’émotion de Delarse fut telle en rédigeant ces lignes que sa respiration s’accéléra et devint plus sifflante encore tandis que ses écrits se déformaient.
« Pendant que des milliers de soldats se couvraient d’une gloire éternelle à Austerlitz, moi, je suffoquais dans une auberge. C’est tout dire, non ? Adolescent, j’ai dévoré les biographies d’Alexandre le Grand et de Jules César.
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