Les proies de l'officier
des voies tandis que les flammes en avaient tracé d’autres en rasant des blocs entiers. Les maisons et les clochers qui servaient auparavant de points de repère avaient disparu. Margont était surpris par les caprices des flammes. Parfois, une maison avait survécu au milieu d’une aire de désolation sans que l’on puisse s’expliquer pourquoi. Des soldats, issus de tous les régiments possibles et imaginables, s’activaient comme des fourmis dans ces décombres qui empestaient. Ils découvraient des objets de valeur, ouvraient des trappes menant à des caves... Beaucoup étaient soûls, soûls de vodka, de rhum, de bière, de vin, de kwas, de punch ou de tout cela à la fois. Margont croisa des fantassins vêtus comme des marquis, exhibant des manteaux en fourrure et des toques de zibeline, des vestes en cachemire ou en renard... Des femmes les accompagnaient, cantinières et vivandières ou Moscovites. Elles riaient en contemplant leurs robes en soie tissées d’or et d’argent et leurs doigts surchargés de bagues et de pierres précieuses. Les rues étaient couvertes d’objets hétéroclites : miroirs aux cadres ouvragés, tableaux, peignes en ivoire, vaisselle, statuettes, candélabres, anneaux et colliers sertis de malachite ou de pierres semi-précieuses, pistolets d’apparat, vêtements, livres, samovars, objets sculptés, pipes... Les pillards ramassaient tout ce qu’ils trouvaient pour le jeter vingt pas plus loin dès qu’ils mettaient la main sur quelque chose de plus précieux. Margont aperçut Piquebois qui tentait lui aussi de retrouver leur ancien logement.
— Holà, compagnon, quel triste spectacle ! s’exclama celui-ci. Des pillards et des cendres. Ils sont devenus fous en voyant la ville partir en fumée. Impossible de retenir qui que ce soit.
Une odeur de tabac à la rose s’élevait de sa pipe russe en argent.
— Le plus absurde, poursuivit-il, c’est qu’ils n’ont rien compris. Ce qui a de la valeur aujourd’hui, ce n’est pas l’or, mais la nourriture. Ah, ils seront fins à voir, tous ceux-là, à essayer de rentrer en France avec leurs havresacs surchargés et leurs ventres vides...
Ce que venait d’entendre Margont lui paraissait évident et, en même temps, il refusait d’y croire.
— Rentrer en France ?
Le visage de Piquebois, habituellement serein, exprimait l’inquiétude.
— Si les Russes ont volontairement incendié leur capitale, il y a peu de chances qu’ils envisagent de faire la paix.
Margont demeura silencieux. Piquebois, lui, contemplait les rares habitants qui erraient dans les décombres. La plupart étaient désespérés, en guenilles, maigres à faire peur et affamés. Certains arrachaient des bouts de chair à des carcasses d’animaux pour se nourrir. D’autres plongeaient dans la Moskowa pour récupérer le blé que les soldats russes y avaient jeté avant d’évacuer la ville. Mais les grains fermentés les rendaient malades.
— Bientôt, on aura la même allure qu’eux si on ne se hâte pas de filer avant l’hiver, prophétisa-t-il.
Les deux hommes reprirent leur marche.
— Lefïne et Saber sont parvenus à rassembler une belle quantité de nourriture. Des concombres, des oignons, de la bière, du sucre, des jambons...
— Des jambons ?
— Oui, des jambons. Du poisson salé en veux-tu en voilà, du suif et de la farine. Mais pas de pain. Et aussi, des pommes de terre.
— Malgré tout, nous ferions bien de commencer déjà à nous rationner.
Piquebois désigna Margont de l’embout de sa pipe pour manifester son approbation.
— Fernand essaie de nous procurer des chevaux. Il faudra nous tenir sur nos gardes. Parce que, si l’armée doit effectivement se replier, bientôt, on se tuera pour une monture.
— Et on finira par s’étriper pour une pomme de terre.
Ils s’arrêtèrent devant une église que le sinistre avait épargnée. Des gens s’y pressaient pour y prier et pour s’y loger. Margont contempla les murs peints en rouge et vert tendre.
— C’est incroyable, s’étonna Piquebois. Il n’y a pas de suie sur les murs. Je vais commencer à croire en Dieu.
Margont désigna la foule en haillons.
— Ce sont eux qui les ont nettoyés.
Ils finirent par retrouver leur ancien logement. Il n’en restait rien. Cependant, quelqu’un avait dressé une poutre calcinée. Un mot rédigé en français était épinglé sur le bois.
Messieurs les Français,
Je me nomme Youri Lasdov et cette
Weitere Kostenlose Bücher