Les proies de l'officier
Tous deux étaient épileptiques, je pensais que mon asthme ne me coûterait pas plus cher que leurs convulsions. Il faut croire que j’avais tort. Mais vous vous demandez pourquoi je vous raconte tout cela. Eh bien, votre colonel m’a dit que vous teniez un carnet de cette campagne. Est-ce exact ? »
— Absolument, mon colonel. Mais j’ignorais que le colonel Pégot était au courant. Le visage de Delarse se réjouit. « Vous écrivez vos mémoires ? »
— Pour l’instant, mon projet est de lancer un journal. J’y relaterai, entre autres, la campagne de Russie.
« La censure fera de cette campagne une balade bucolique ! »
— Alors au lieu de supprimer les passages censurés, je les ferai couvrir d’encre et les gens iront protester sous les fenêtres du préfet en brandissant mes pages noires.
Delarse sourit. Il n’avait plus assez de souffle pour rire.
— Plus sérieusement, mon colonel, je préciserai aux lecteurs qu’il s’agit d’une version « officielle » de la campagne. Et dès que cela sera possible, sous forme d’articles, de mémoires ou de récits, je publierai la véritable version.
« C’est pour cela que je vous ai fait venir. J’espère que vous raconterez qui fut le colonel Delarse. J’ai lutté pour que ma vie soit plus que mon asthme. Je ne veux pas qu’on se souvienne de moi comme du « colonel asthmatique que les Russes n’ont même pas eu besoin de tuer eux-mêmes ». Et l’état-major ! Il me considère avec le regard plein de pitié et de frustration de celui qui contemple un mourant tout en lui reprochant de ne pas écourter ce moment « pénible pour tout le monde ». Changez cela ! Dites ce que j’ai fait pour la brigade. Parlez de la Grande Redoute ! Dites aux gens que j’ai vécu, que j’ai fait de grandes choses, même hanté par la Mort. »
— Je le ferai. Y a-t-il d’autres choses à savoir sur vous, mon colonel ?
Delarse leva sur lui des yeux accablés. Son expression était difficile à déchiffrer. Margont voulut réitérer sa question, mais le nouvel officier adjoint du colonel introduisait déjà le visiteur suivant. Cet homme avait pris l’initiative, au vu des circonstances, d’accélérer la cadence.
*
* *
Le soir même, Margont dut à nouveau déménager, car son logement avait été réquisitionné par la division Pino. Il refusa de s’installer dans la maison qu’on lui avait réservée. « Trop inflammable à mon goût », déclara-t-il en tapotant les murs en bois du plat de la main. Il apprit que Saber, à peine promu, avait déjà fait jouer son grade pour s’emparer d’un palais moscovite, chassant des Napolitains furieux qui avaient juré de revenir avec le roi Murat en personne.
Le bâtiment était démesuré. Il suffisait à loger ce qui restait du 2 e bataillon du 84 e . Il ne possédait qu’un étage, mais alignait vingt portes-fenêtres surmontées de fenêtres aussi grandes. L’entrée était si haute et si large qu’un cavalier aurait pu la franchir sans avoir à mettre pied à terre. Un fronton triangulaire la surmontait. De la partie centrale partaient deux élégantes allées couvertes. Malheureusement, rapidement, leurs arcs de cercle ne menaient qu’à des cendres, si bien que le palais ressemblait au front d’un taureau amputé de ses cornes. L’édifice avait été blanc, mais, couvert de suie, il portait maintenant le deuil de Moscou. Margont gravit les marches du perron et se retourna pour observer la perspective du jardin. Les rangées d’arbres, les haies taillées, le bassin, la colonnade qui entourait une statue de Diane, le pavillon antique, le verger : tout cela aurait été admirable sans les pendus qui se balançaient dans le vent aux branches des sapins et aux réverbères de l’avenue.
— C’est des incendiaires, mon capitaine, expliqua un fusilier assis à califourchon sur la rampe et occupé à astiquer son arme.
Margont ne lui reprocha pas d’avoir oublié de le saluer. Celui-là n’était pas déguisé en pope, il ne l’avait pas béni, il n’était pas ivre et il s’occupait de son fusil : c’était déjà énorme. Dans le vestibule, un voltigeur poussa un hurlement en l’apercevant. On lui avait certifié qu’à la Moskowa, un hussard russe avait fait voler la tête de Margont d’un coup de sabre. Il en tomba sur les fesses et se servit aussitôt une nouvelle louche de punch puisée dans un grand vase. Margont, qui supportait mal de voir
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