Les proies de l'officier
gorge. Dalero, lui, contemplait le fusil abandonné.
— Fusil d’infanterie de ligne modèle 1777 modifié en 1801. Il y en a combien dans l’armée ? Deux ou trois cent mille ? En tout cas, il sait s’en servir.
Plus loin, des fantassins hissaient le corps gémissant de Fimiento sur une charrette tirée par un cheval famélique. Lorsque Fanselin revint enfin, il prit Margont et Dalero à part pour leur annoncer ce qu’il savait. Puis il les laissa seuls. Dalero jouait machinalement avec le pompon de la dragonne de son sabre.
— Le colonel Barguelot est populaire à l’état-major du 4 e corps. Il a plusieurs fois invité le prince à dîner et celui-ci est toujours revenu très joyeux de ces soirées.
— Il est certain que le colonel Barguelot sait recevoir. Je me souviens encore du succulent repas auquel il m’avait convié.
— Nous ne pouvons pas l’arrêter alors que nous n’avons aucune preuve. N’importe quel tribunal nous débouterait.
— C’est aussi mon avis. Nous allons donc continuer à l’espionner. Nous savons et il sait que nous savons. Nous allons voir comment il va réagir.
Dalero jeta un regard en direction du champ de décombres dans lequel sa poursuite avait tourné court.
— Si on avait pu mettre la main sur son homme de main et l’obliger à témoigner...
— Le jour où nous tiendrons enfin notre preuve contre le colonel Barguelot, nous le forcerons à dénoncer son complice. Je suis désolé pour vos sergents. Si Fimiento avait porté une cuirasse, comme moi...
— Si nous avions tous été cuirassés, votre ami le lancier rouge n’aurait jamais rattrapé le colonel Barguelot. Il nous faut donc attendre. Je déteste attendre. Et si nous n’obtenons aucune preuve contre lui ?
— Alors nous referons le point.
Dalero rejoignit la carriole où gisait Fimiento afin d’essayer d’accélérer le transport jusqu’à l’hôpital le plus proche. Sa main gauche saisit le pommeau de son sabre et dégagea la lame du fourreau de deux centimètres avant de la rengainer. Il répéta machinalement ce geste une dizaine de fois.
29.
Napoléon avait organisé la vie à Moscou. Il avait été contraint d’autoriser le pillage durant les incendies afin que son armée puisse se procurer vivres et vêtements. Puis il l’avait sévèrement interdit. Il était parvenu à faire rétablir l’ordre et avait constitué une municipalité russe. Les théâtres avaient rouvert. On y jouait Les Fausses Infidélités, Les Jeux de l’amour et du hasard, L’Amant auteur et valet, Les Trois Sultanes, Le Distrait... Un ballet fut même donné. On pouvait aussi se rendre au restaurant, aller admirer l’Empereur qui passait des troupes en revue ou la Garde qui paradait... Mais le coeur n’y était pas, car la victoire n’était pas au rendez-vous.
Napoléon attendait que les négociations commencent. Il avait envoyé le baron de Lauriston rencontrer Koutouzov pour lui proposer la paix. Le généralissime, rusé, temporisait. Il avait dépêché un aide de camp à Saint-Pétersbourg pour transmettre ce message au Tsar. Mais Alexandre, malgré la perte de Moscou, ne voulait pas céder. Il ne cessait de répéter qu’il se battrait jusqu’au bout et que, s’il en venait à perdre le dernier de ses soldats, il continuerait à lutter à la tête de sa « chère noblesse et de ses bons paysans ». Il se gardait bien cependant de faire part de ses résolutions aux Français. Ainsi, pendant que Napoléon attendait la paix, le Tsar et Koutouzov attendaient l’hiver.
La vie à Moscou était donc teintée d’inquiétude pour certains, joyeuse pour d’autres, ceux qui avaient une confiance aveugle en l’Empereur et qui n’avaient jamais entendu parler des hivers russes. Le colonel Pirgnon fit savoir à Margont que son projet du « Cercle de Moscou » devait être « temporairement reporté ». Lui aussi s’inquiétait de l’avenir et n’avait pas le coeur à faire de l’esprit. Margont sillonnait Moscou en tous sens. Il se promenait le long des remparts rouges ou s’extasiait devant les cathédrales et les églises. Il visitait des palais, toujours accueilli avec plaisir par ceux qui y logeaient quand il brandissait des bouteilles de vin ou de genièvre. Il passait aussi des heures à dessiner. Il maudissait sa maladresse, mais ses croquis d’une façade ou d’une perspective étaient parfois à peu près corrects. Le soir, il préparait le repas pour ses amis.
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