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Les proies de l'officier

Les proies de l'officier

Titel: Les proies de l'officier Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Armand Cabasson
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D’une part parce qu’il aimait cuisiner – en gourmand qu’il était – et d’autre part pour s’occuper. Lefine se livrait à mille trafics secrets et rapportait régulièrement de nouveaux ingrédients grâce auxquels on pouvait accommoder différemment l’incontournable poisson salé. Une fois repu, tout le monde s’installait dans le plus beau salon du palais et l’on discutait à n’en plus finir tout en dégustant de la vodka, du rhum, du café et du thé agrémentés de chocolats et de caramels. Saber ne se lassait jamais de raconter sa promotion reçue dans la Grande Redoute elle-même, Piquebois parlait du pays, Margont, de la culture russe, Jean-Quenin, de médecine et d’éthique, et Lefine, de tous les potins. On apprenait ainsi que tel général avait une aventure avec une princesse russe, que des artilleurs bavarois complètement ivres avaient attaqué le Kremlin avec leur canon et qu’on ne les avait dessoûlés à grands coups de seaux d’eau que pour les
    368 rendre présentables au moment de les fusiller, que l’Empereur se promenait à cheval entre deux revues et qu’une nuit, au lieu de dormir, il avait rédigé un décret relatif à l’organisation de la Comédie-Française réunissant les comédiens en société... Fanselin venait souvent. Son esprit aigu faisait de lui un compagnon des plus sympathiques. Il évoquait les voyages : ceux qu’il avait faits et ceux qu’il ferait, dont la Louisiane et le Québec, qu’il avait même envisagé de libérer des Anglais avec quelques amis, des lanciers rouges et des grenadiers de la Garde. Or il était si enthousiaste que l’impossible finissait par paraître raisonnable. On discourait sur les Indiens scalpeurs d’hommes – mais tout le monde s’accordait à dire qu’ils ne pouvaient pas être pires que les Russes –, les Iroquois qui brûlaient leurs prisonniers tout en s’excusant auprès d’eux de les faire souffrir, les mystérieuses pyramides à degrés du Mexique, l’immensité du Nouveau Monde... On se lançait dans d’interminables polémiques. Pourquoi l’Empereur n’avait-il pas encore décrété la libération des moujiks, ces serfs de la noblesse russe ? Quel était maintenant le plan de Sa Majesté ? Les Russes allaient-ils enfin céder ? Mais oui, bien sûr ! Jamais de la vie, vous plaisantez ? Vos raisonnements sont faux parce que vous ne tenez pas compte de l’esprit russe or... Ça y est, le bibliothécaire va encore nous réciter un chapitre ! Puisque tu l’aimes tant, ton esprit russe, épouse-la donc, ta comtesse Valiouska ! On se disputait, on se réconciliait et enfin venait le moment où le sommeil se montrait le plus fort. Alors, tout le monde allait se coucher, excepté Piquebois qui s’installait devant une fenêtre et étudiait les étoiles.
    Néanmoins, Margont sentait bien que la victoire se changeait insensiblement en défaite. Cela procédait par de minuscules étapes impossibles à distinguer les unes des autres, comme lorsque le jour passe à la nuit, mais la transformation était tout aussi évidente. Il se préparait donc à toutes les éventualités. Lefîne était parvenu à acheter deux chevaux. Deux chevaux pour quatre, cela paraissait peu, mais tant de montures avaient péri qu’à Moscou, avec deux bêtes, on formait un escadron. Piquebois stockait des quantités de nourriture, échangeant des bouteilles de vodka contre du blé – sorte de processus inversé –, de la farine, des oeufs, un peu de viande et du poisson salé. Il y avait également des kilos de friandises que l’on avait découverts dans les restes d’un magasin. Margont avait fait confectionner pour tout le monde deux paires de bottes en peau d’ours. Il avait également fait doubler de fourrure les vestes, les manteaux et les capotes. Il avait acheté des toques en hermine – prix sacrifié : une seule bouteille de vodka les deux –, des manchons, des gants, des cagoules, des pelisses volumineuses et des pantalons. On trouvait de tout à Moscou. Les soldats avaient d’ailleurs surnommé la vente des butins « la foire de Moscou ». Margont désapprouvait le pillage, mais pas au point de refuser d’acquérir des vêtements qui augmenteraient considérablement ses chances de survie.
    Le 13 octobre, une pellicule de neige recouvrit Moscou. Elle disparut rapidement, mais ce n’était qu’un avant-goût. Cependant, le mois d’octobre restait exceptionnellement doux et amenait Napoléon à

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