Les proies de l'officier
n’offrirait donc qu’infiniment peu de ressources à l’armée. Napoléon, conseillé par la quasi-totalité de son entourage, choisit la route de Smolensk. Plusieurs éléments le poussèrent à opter pour ce choix. Dans les conditions actuelles, une bataille contre les Russes était particulièrement risquée. De plus, il croyait que Koutouzov avait fait reculer son armée de quelques lieues pour occuper une position supérieure à celle de Malo-Yaroslavetz. En réalité, le généralissime russe, toujours aussi excessivement prudent, estimant que les Français allaient reprendre la route de Smolensk, voulait éviter l’affrontement. Un autre incident joua également un rôle dans cette décision : Napoléon avait failli tomber aux mains des Russes. Alors qu’il était en reconnaissance, six cents cosaques avaient jailli d’un bois. Les escadrons de service les avaient repoussés, mais, durant quelques instants, l’Empereur avait été menacé. De plus, l’ennemi ne se serait certainement pas replié aussi rapidement s’il avait réalisé qu’il avait affaire à Napoléon lui-même...
Nul ne sait ce qui se serait produit si Napoléon avait tenté de forcer le passage pour reprendre la route de Kalougha. Mais ce qui est certain, c’est que le retour par la route ravagée de Smolensk fut l’une des causes majeures qui transformèrent la retraite en désastre.
L’armée de Koutouzov entama une longue marche de flanc, suivant parallèlement les Français et les obligeant à ne pas quitter la route de Smolensk. Et, en permanence, les cosaques et les autres troupes de cavalerie légère ainsi que les partisans harcelaient la Grande Armée.
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Margont, Lefine, Saber et Piquebois étaient en train de préparer la soupe de midi. Un bien grand mot pour désigner un infect liquide à base de café et de farine. On mangeait mieux le matin, car Margont avait conseillé au colonel Pégot de faire marcher le régiment derrière des chasseurs à cheval. Ainsi, à peine levés, les soldats du 84 e se précipitaient sur le campement abandonné par les chasseurs et s’empressaient de dévorer les chevaux morts durant la nuit, chevaux déjà sérieusement entamés par leurs cavaliers. Il ne fallait pas attendre, car le froid était tel que les carcasses gelaient et il devenait impossible de les débiter, même à la hache. Le 27 octobre, une très grande quantité de neige était tombée. Cela, ajouté à la faim et à l’inquiétude lorsque l’on avait constaté que l’on reprenait la route de Smolensk, avait commencé à transformer l’armée. L’esprit de camaraderie diminuait. La nuit, il fallait monter la garde si l’on possédait des chevaux ou des vivres pour ne pas se les faire voler. Quant au partage, c’était un geste en voie de disparition. Margont était plongé dans ces réflexions tout en contemplant les sapins aux rameaux surchargés de neige lorsqu’il entendit rire Lefine.
— Pourquoi vous ne mettez votre cagoule que la nuit, mon capitaine ? Elle vous fait une de ces bouilles ! On aperçoit juste vos yeux !
— C’est ça, ris bien. Dans quelques jours, tu ne t’entendras même plus dire tes bêtises, car tes oreilles gelées seront tombées par terre.
— Quoi ? Il va faire plus froid encore ?
Margont pressait ses gants contre son bol réchauffe par la soupe.
— Ce n’est que le début, répondit-il.
Chacun de ses mots était accompagné de volutes de buée. Il rêvait de confiture de figues. Petit, il en vidait des bocaux entiers sous le regard de sa mère, regard horrifié comme l’est celui de tout parent qui contemple les excès de sa progéniture. Il se gavait de cette confiture alors que, par l’un de ces paradoxes qui font de l’homme une créature décidément bien étrange, il pleurait toutes les larmes de son corps lorsqu’on se mettait en tête de lui faire manger de la figue sous forme de fruit. L’âge adulte avait mis un peu de raison là-dedans : il adorait maintenant la confiture et le fruit.
— Il y a quoi à manger ce soir ? demanda Piquebois.
— Un oeuf à gober et des bonbons, annonça Lefine.
— Et ça, c’est un repas ?
— Au 8 e léger, ils n’ont que des bonbons et du caviar. Au 1 er croate, de la viande de boeuf qu’ils n’échangent pas pour tout l’or du monde. Ils en donnent un peu contre de la farine, mais, comme nous, de la farine, on n’en a plus beaucoup, il faudrait que j’échange du café et du
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