Les Roses De La Vie
qui
appartient-elle ?
— C’est toute la question ! dit le père Joseph
avec vivacité. Elle n’est ni autrichienne ni espagnole. Elle appartient aux
Grisons suisses. Mais là aussi, rien n’est simple. Les Grisons sont
calvinistes. Mais leurs vassaux : le peuple qui vit dans la vallée de la
Valteline – étant d’origine italienne – est plus catholique que le
pape. Prétexte dont s’est saisi le Milanais espagnol pour occuper la Valteline
en 1621. Il libérait ces pauvres catholiques de la Valteline opprimés par les
méchants suzerains calvinistes.
— Et la France ? dit La Surie.
— Le Conseil dépêcha à Madrid Bassompierre qui fut plus
ferme que les ministres qui l’envoyaient. L’Espagne, qui venait de perdre
Philippe IV et se trouvait d’ailleurs en pleine banqueroute, céda et
promit, par le traité de Madrid, de restituer la Valteline aux Grisons. Mais
quelques mois plus tard, profitant que Louis fût aux prises avec ses huguenots,
elle la réoccupa et signa avec les Grisons le traité de Milan qui leur en
assurait la possession, mais que la France n’accepta pas. Cependant, comme j’ai
dit, Louis avait les huguenots sur les bras et ne pouvait bouger.
— Mais après la paix de Montpellier, dit La Surie, ne
pouvait-on pas intervenir ?
— On le pouvait, et le roi le voulait. Il se rendit à
Avignon où il rencontra son beau-frère, le duc de Savoie, l’ambassadeur de
Venise, Pesaro, et décida de conclure une ligue entre la Savoie, la Venise et
la France, pour contraindre l’Espagne à évacuer la Valteline. Cependant, au
dernier moment, on ne put conclure, Puisieux objectant que Pesaro n’avait pas
les pouvoirs nécessaires pour traiter.
— Jour de Dieu ! m’écriai-je, que voulait dire ce
stupide argument de procédure ? Si Pesaro était là, n’est-ce pas pour
demander que la France épaulât Venise contre l’Espagnol ?
— Retardement, Monsieur le Comte, s’écria le père
Joseph, retardement ! Et sournois bâton dans les roues ! De retour à
Paris, on ne parla plus de la ligue, et Puisieux accepta l’offre du ministre
Olivarès de remettre la solution de l’affaire à l’arbitrage du pape.
L’arbitrage, mes amis ! Comme si le pape n’était pas tout entier acquis à
la politique espagnole !
— Jour de Dieu ! s’écria La Surie. Mais c’est un
traître, ce Puisieux !
À ce brutal éclat, le père Joseph, les yeux étincelants,
plissa les lèvres et ne pipa ni mot ni miette. Et comme je le regardais d’un
air interrogatif, il dit d’une voix aussi douce et basse que s’il me parlait à
travers la grille d’un confessionnal :
— Monsieur le Comte, vous connaissez, je crois, le
chanoine Fogacer ?
— En effet, c’est un vieil ami de mon père, et j’ose
dire aussi le mien.
— Si vous voulez vous éclairer sur le rôle de Puisieux
en cette affaire, vous pourriez le lui demander. Il me paraît bien placé pour
vous répondre, nageant dans les eaux du nonce.
Un silence tomba alors sur nous et, malgré mes prières, le
père Joseph, présentant que son gaster le doulait, ne voulut accepter ni boire
ni manger et nous quitta.
Je demeurai huit jours à méditer cette entrevue déquiétante
et à me demander si j’allais oser poser à Fogacer une question qui ne me
paraissait pas sans péril pour moi. Une rencontre fortuite dans l’escalier
Henri II du Louvre résolut la question pour moi. Fogacer s’arrêtant et me
donnant une forte brassée, je ne pus résister davantage à mes impulsions et lui
glissai à voix basse à l’oreille : « Savez-vous pourquoi Puisieux a
enterré la ligue entre Savoie, Venise et France ? – Mon cher Comte,
dit Fogacer à voix basse à mon oreille, qui peut ignorer, hormis peut-être
Louis, cette vérité élémentaire : l’homme dont vous parlez ne fait pas la
politique de la France, il la vend.
— Et qui, dis-je, vous en a convaincu ? – Et
qui d’autre que celui que je sers ? »
Là-dessus, voyant deux gentilshommes monter les marches de
l’escalier où ces murmures étaient échangés au bec à bec, Fogacer me quitta en
quelques enjambées de ses longues jambes, particularité physique qui le
distinguait des autres chanoines du chapitre de Notre-Dame, lesquels étaient
pour la plupart courts et bedondainants.
Étant maintenant membre à part entière du Conseil, j’eusse
pu poser publiquement la question de notre politique à l’égard de la Valteline
dans une de nos
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