Les Seigneurs du Nord
examina les
dents des enfants et troussa les robes des femmes pour jauger leur giron.
— La rouquine donnera un bon prix, dit l’un
des gardes.
— Comme tous les autres.
— Je l’ai troussée hier soir, reprit l’homme.
Peut-être porte-t-elle mon enfant. Te voilà avec deux esclaves pour le prix d’un,
chanceux que tu es.
Les esclaves étaient déjà entravés et Sverri
avait été contraint de payer leurs menottes et leurs chaînes, tout comme la
nourriture et l’ale nécessaires pour les garder en vie jusqu’au Jutland. Nous
dûmes aller chercher ces provisions au monastère. Sverri nous emmena par le
marais jusqu’à la croix de pierre abattue où six hommes à cheval attendaient
avec un chariot. Il contenait des barils d’ale, des tonneaux de harengs salés
et d’anguilles fumées ainsi qu’un sac de pommes. Sverri en mordit une, fit une
grimace et la cracha.
— Rongée par les vers, se plaignit-il en
nous jetant les restes.
Je parvins à l’attraper au vol avant les
autres, la rompis en deux et donnai l’autre moitié à Finan.
— Ils se battent pour une pomme gâtée, ricana
Sverri en jetant une bourse de pièces sur le chariot. Agenouillez-vous, bâtards,
aboya-t-il alors qu’un septième homme arrivait.
Nous obéîmes.
— Il faut éprouver ces pièces, dit le
nouvel arrivant.
Je reconnus la voix. C’était Sven le Borgne.
Il me regarda. Je baissai la tête et mordis
dans ma pomme.
— Des deniers de Frankie, annonça
fièrement Sverri en en tendant une poignée à Sven.
Sven ne les prit pas et continua de me
regarder.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Osbert, fit Sverri en choisissant d’autres
pièces. Voici des écus d’Alfred, dit-il en les lui tendant.
— Osbert ? répéta Sven sans me
quitter du regard.
Je ne ressemblais point à Uhtred de Bebbanburg.
Mon visage était balafré, j’avais le nez cassé, des cheveux hirsutes, une barbe
en broussaille et la peau couleur de bois sombre. Mais Sven continuait de me
dévisager.
— Viens ici, Osbert, dit-il.
Je ne pus aller bien loin, car ma chaîne me
retenait ; mais j’avançai un peu vers lui et m’agenouillai, car j’étais un
esclave et lui un seigneur.
— Regarde-moi ! aboya-t-il.
J’obéis, fixant son œil unique. Je vis qu’il
était vêtu de belle maille et d’une fine cape et montait un beau cheval. Je
feignis un tic et bavai comme si j’étais à demi fou, tout en souriant comme si
j’étais ravi de le voir et en dodelinant de la tête. Me prenant sans doute pour
un dément, il me congédia d’un geste et prit l’argent de Sverri. Ils
pinaillèrent mais finirent par tomber d’accord, et on nous donna l’ordre de
rapporter barils et tonneaux au navire.
— Que faisais-tu ? me demanda Sverri
en me frappant.
— Ce que je faisais, mon maître ?
— Qu’avais-tu à t’agiter et baver comme
un idiot ?
— Je crois que je suis malade, mon maître.
— Connaissais-tu cet homme ?
— Non, seigneur.
Sverri restait dubitatif, mais il ne put rien
apprendre de plus et me laissa en paix tandis que nous chargions les
marchandises sur La Marchande encore à demi échouée. Mais comme je ne
tremblais plus ni ne bavais, il devina qu’il y avait anguille sous roche et
revint me frapper quand il eut compris.
— Tu viens d’ici, n’est-ce pas ?
— Comment, seigneur ?
Il me frappa de nouveau sous les yeux des
autres. Seul Finan éprouvait de la compassion, mais il ne pouvait rien faire.
— Tu viens d’ici, reprit Sverri. Comment
aurais-je pu l’oublier ? C’est ici qu’on t’a livré à moi. Qu’est Sven le
Borgne, pour toi ?
— Rien, répondis-je. Je ne l’avais jamais
vu.
— Petit étron menteur !
Comme tout marchand, il flairait le profit et
me fit détacher des autres en s’assurant cependant que j’étais toujours entravé ;
puis il prit ma chaîne avec l’intention de me ramener au monastère, mais nous n’eûmes
pas à aller bien loin, car Sven aussi avait réfléchi de son côté. Mon visage
hantait ses rêves, et dans le visage agité de tics de l’idiot Osbert il avait
revu ses cauchemars. Il revenait vers nous au galop, accompagné de ses six
cavaliers.
— À genoux ! m’ordonna Sverri.
J’obéis.
Sven arrêta son cheval.
— Regarde-moi ! ordonna-t-il.
Je levai la tête, un filet de bave dans la
barbe. Je repris mon tic, mais Sverri me frappa brutalement.
— Qui est-il ? demanda Sven.
— Il m’a dit
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