Les Seigneurs du Nord
mais cela
valait mieux que de mourir. Alors nous jetâmes tous les lingots par-dessus bord.
Finan et moi ne pouvions plus faire semblant, car Sverri nous frappait de son
bâton. C’est ainsi que nous réduisîmes à néant les profits de toute une année
de commerce. Même les lames furent jetées, et pendant ce temps le vaisseau
rouge s’approchait toujours. Il n’était plus qu’à quelques encablures quand les
derniers lingots furent jetés et que La Marchande se souleva légèrement.
La marée qui montait à présent commença à engloutir la cargaison.
— Ramez ! cria Sverri.
Les villageois nous observaient. Ils n’osaient
pas approcher, craignant les hommes en armes sur le vaisseau rouge. Nos rames
raclaient le fond et nous luttions contre la marée, mais Sverri était prêt à
risquer un nouvel échouage pour s’échapper. Les dieux étaient avec lui, car
nous atteignîmes l’embouchure du chenal. Soudain, nous fûmes de nouveau en mer
et Sverri fit hisser la voile. Le vaisseau rouge semblait s’être échoué, sa
coque plus profonde bloquée par les tas de lingots. Il lui fallut longtemps
pour se libérer, et nous étions déjà loin, dissimulés par le rideau de pluie
qui s’abattait sur nous.
Sverri baisa son amulette. Il avait perdu une
fortune, mais il était riche et pouvait se le permettre. Pourtant, il devait
préserver sa fortune. Il savait que le vaisseau rouge le poursuivait et n’aurait
de cesse de nous trouver. Aussi, quand la nuit tomba, il fit amener la voile et
nous mit aux rames.
Nous mîmes cap au nord. Le vaisseau rouge nous
suivait toujours, loin derrière. Sverri mit à l’ouest, et deux de ses hommes
nous rejoignirent aux bancs de nage pour que nous puissions disparaître à l’horizon
avant que notre poursuivant n’ait vu que nous avions changé de cap. C’était
épuisant. Chaque coup de rame me brûlait les muscles, je crus que j’allais m’évanouir
de fatigue. La nuit mit fin au supplice. Sverri, ne voyant plus les vagues, nous
laissa remonter les rames ; nous nous allongeâmes, à bout de forces, tandis
que le navire était ballotté par les flots.
L’aube nous trouva seuls. Comme le vent
soufflait du sud, nous n’avions pas à ramer ; une fois la voile hissée, il
nous porta sur l’eau grise. Je jetai un coup d’œil derrière nous, cherchant
vainement le vaisseau rouge. Mais il n’y avait que des vagues et des nuages. Sverri,
appuyé à la barre, chanta pour fêter sa victoire sur le mystérieux ennemi. J’en
aurais pleuré. J’ignorais qui menait ce navire, mais tout ennemi de Sverri
était mon ami. Hélas, nous lui avions échappé.
Et c’est ainsi que nous retournâmes en
Bretagne. Sverri n’en avait pas d’abord l’intention, et il n’avait plus rien à
y vendre. L’argent qu’il cachait à bord pouvait servir à acheter des
marchandises, mais il était nécessaire pour notre survie. Certes, Sverri avait
échappé au vaisseau rouge ; mais s’il rentrait chez lui, il savait qu’il
le trouverait dans les parages du Jutland et il cherchait un lieu sûr pour
hiverner. Il fallait donc trouver un seigneur qui l’abriterait une fois La
Marchande hissée à terre, nettoyée, réparée et calfatée, et ce seigneur
demanderait de l’argent. Nous surprîmes des bribes de conversation et comprîmes
que Sverri avait décidé d’acheter une dernière cargaison, d’aller la vendre au Danemark
et de trouver un port où s’abriter avant de rentrer chez lui par voie de terre
pour prendre de l’argent et financer l’année prochaine.
Je ne reconnus pas la côte : ce n’était
pas l’Estanglie, car j’y vis des collines et des falaises.
— Il n’y a rien à acheter ici, se
plaignit Sverri.
— Des peaux de moutons ? suggéra
Hakka.
— À quel prix en cette saison ? s’irrita
Sverri. Nous n’aurons que celles qu’ils n’ont pu vendre au printemps, et toutes
crottées. Je préférerais encore charrier du charbon.
Nous nous abritâmes pour la nuit dans un
estuaire. Des cavaliers en armes s’approchèrent pour nous observer, mais ils ne
montèrent pas sur les petites barques tirées sur la rive pour venir nous voir, laissant
entendre que si nous ne bougions pas ils nous laisseraient en paix. Au
crépuscule, un autre navire vint jeter l’ancre non loin de nous ; son
capitaine, un Dane, vint échanger des nouvelles avec Sverri. Nous n’entendîmes
rien et les vîmes seulement boire de l’ale et converser. L’homme repartit
Weitere Kostenlose Bücher