Les Seigneurs du Nord
qu’îlots, bancs de sable ou de vase hérissés de roseaux. Lieue
après lieue, ce ne sont que redoutables hauts-fonds. Des piquets d’osier
indiquent les chenaux praticables dans ce dédale, mais les Frisons sont aussi
des pirates. Ils se plaisent à fausser la route pour diriger un navire vers un
banc de vase où la marée le retient ; puis ce peuple, qui habite des huttes
de boue sur cette terre de boue, déferle comme une horde de rats pour piller et
massacrer.
Mais Sverri avait déjà fait commerce dans ces
parages. Comme tous les bons navigateurs, il se rappelait les bons comme les
mauvais chenaux. Le vaisseau rouge nous rattrapait, mais il ne s’affola point. Je
l’observais tout en ramant, et je voyais son regard aller de part et d’autre
pour décider de notre chemin et pousser vivement la barre. Il cherchait les
lieux les moins profonds, les bras de mer les plus étroits ; et les dieux
étaient avec lui car La Marchande ne s’échoua jamais. Le vaisseau rouge,
plus grand, et sans doute parce que son capitaine connaissait moins bien la
côte, avançait plus prudemment : nous le distancions.
Il nous rattrapa de nouveau lorsque nous dûmes
traverser une vaste étendue d’eau, mais Sverri trouva un chenal de l’autre côté
et nous laissa enfin ralentir. Il posta Hakka à la proue pour sonder le fond. Nous
avancions lentement dans un dédale de vase et d’eau, cap au nord et à l’est. En
levant les yeux, je vis que Sverri avait enfin commis une erreur. Une ligne de
piquets jalonnait le chenal, mais au-delà, derrière une île basse couverte d’oiseaux,
d’autres piquets marquaient un chenal plus profond qui coupait le nôtre et
permettrait au vaisseau rouge de nous barrer le chemin. Notre poursuivant le
vit aussi. Ses rames frappèrent l’eau et il avançait à pleine vitesse pour nous
dépasser, quand soudain il s’échoua dans un fracas de rames.
Sverri éclata de rire. Lui savait que les
piquets marquaient un faux chenal, le vaisseau rouge était tombé dans le piège.
À présent, je voyais clairement ce navire chargé d’hommes en armes et en cotte
de mailles. Mais les guerriers danes étaient échoués.
— Fils de chèvres ! leur cria Sverri.
Pauvre étrons ! Apprenez à mener un navire, misérables bâtards !
Nous prîmes un autre chenal, laissant le
vaisseau rouge derrière nous, tandis que Hakka continuait de sonder le fond à
la proue. Ce chenal n’était pas jalonné. Nous devions donc aller fort lentement,
car Sverri n’osait pas risquer l’échouage. Loin derrière nous, je voyais l’équipage
de l’ennemi peiner à dégager son navire. Les guerriers avaient ôté leur cotte
et pataugeaient dans l’eau pour pousser la lourde coque. À la nuit tombée, le
navire se libéra et reprit la poursuite, mais nous étions loin devant et l’obscurité
nous enveloppait.
Nous passâmes la nuit dans une baie frangée de
roseaux. Sverri ne voulait pas débarquer. L’île voisine était habitée, des feux
brillaient dans la nuit. Comme c’étaient les seuls alentour, Sverri craignait
qu’ils n’attirent nos poursuivants. Alors, dès les premières lueurs de l’aube, il
nous réveilla à coups de pied et nous repartîmes vers le nord dans un chenal
jalonné de piquets qui semblait serpenter jusqu’à la mer. Hakka continuait de
sonder, et le passage était si peu profond que nos rames heurtaient constamment
le fond ; mais nous avancions tout de même, quand soudain Hakka cria que
le vaisseau rouge était derrière nous.
Nous le vîmes progresser tant bien que mal le
long de la côte sud de l’île, cherchant un chenal pour gagner l’anse où nous
avions jeté l’ancre. Nous continuions vers le nord quand soudain, dans un
raclement, La Marchande s’immobilisa dans le sable.
— En arrière ! cria Sverri.
Nous obéîmes, mais nous étions échoués. Le
vaisseau rouge était perdu dans la faible lumière baignée de brouillards qui
nimbait les îles. C’était la marée basse. Sverri fixa le chenal, priant mais en
vain qu’elle remonte rapidement pour nous dégager.
— À terre ! cria-t-il. Poussez !
Nous essayâmes. Du moins les autres, car Finan
et moi faisions seulement semblant… mais La Marchande était coincée. Depuis
la plate-forme, Sverri vit les villageois qui arrivaient entre les roseaux et, plus
inquiétant, le vaisseau rouge traverser la large baie. La mort approchait.
— Videz la cale ! cria-t-il.
C’était une décision difficile,
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