Les sorciers du ciel
jours de voyage avec deux pommes de terre crues par jour. Ils furent parqués au block 24. C’est là ce que j’ai vu de plus affreux dans ma vie. Les cadavres étaient mêlés aux squelettes vivants, qui tous avaient la dysenterie. Tous ces hommes nageaient littéralement dans le fumier, couverts de poux, couchés n’importe où, n’ayant plus la force de marcher et harcelés encore par les cris d’un chef de block insensé. C’était une vision d’horreur. Parmi eux il y avait plusieurs franciscains qui me dirent qu’un des leurs était mort dans le convoi tandis qu’ils achevaient le Cantique de saint François : « Béni sois-tu pour notre sœur la mort. » (244)
— Le convoi d’Hertzbruck (245) n’aura rien à envier au précédent. Les détenus seront dépouillés de tout en arrivant. Ils devront se contenter, pour tout costume, d’un petit caleçon et d’une couverture. Nous sommes fin avril, et il fait un froid terrible. Devant une pareille misère, le cœur des détenus s’ouvrira à la pitié : les Français qui sont dans le camp depuis plusieurs mois, deviendront les parrains des nouveaux venus, on se mettra à cinq pour parrainer un des rescapés d’Hertzbruck, on se privera de pain, de vêtements et on réalisera des miracles. René Duboc fait partie de ce convoi. Il a dix-neuf ans, mais en paraît quinze, tant il est maigre. Au cours du voyage, il a attrapé la dysenterie, et le charbon de bois que nous lui ferons absorber, n’arrivera pas à l’enrayer. Il sent que la mort le guette… il pense à ses cinq frères et sœurs qui, dans un petit village de la Seine-Inférieure, l’attendent et qui auraient tellement besoin de son salaire pour vivre. « Cela ne me ferait rien de mourir après les avoir revus. » Lui aussi acceptera d’offrir sa vie pour sa famille, son pays. Il rendra le dernier soupir entre les bras du prêtre qui l’assiste, dans un dernier sourire, une dernière offrande de tout lui-même. À peine mort, déjà deux Russes veulent emmener son cadavre pour le déposer au lavabo, sur le tas qui ne cesse de grossir d’heure en heure. Les Français qui sont là s’y opposent. Ils laveront le corps de leur camarade, le déposeront sur une planche bien propre, posée sur deux tabourets, et ramasseront dans le camp tout ce qu’ils pourront trouver de fleurs. Ils veilleront toute la nuit ce cadavre, priant et méditant sur le magnifique exemple d’héroïsme que René leur a donné. Leur meilleure récompense sera de voir des Autrichiens, des Russes, des Allemands, venir leur serrer la main :
« Il n’y a que chez vous, les Français, qu’on trouve un pareil courage devant la mort, et une pareille fraternité. »
*
Une centaine de prêtres allemands prient dans la chapelle :
— Alarme ! Les avions !
Les prêtres blêmissent. L’un d’eux, livide, « donne » l’absolution générale.
Deux « Pères » français, dans le fond de la chapelle, éclatent de rire.
*
Le dimanche 29 avril (246) à la messe de 6 h 30, le chef du block 26 annonce que les S.S. ont hissé le drapeau blanc à l’entrée du camp et que nous n’avons plus rien à craindre. Le père Roth prieur des dominicains de Cologne, qui est à côté de moi, me dit :
— N’en croyez rien, ils seront méchants jusqu’au bout.
La journée se passe cependant, mi-joyeuse mi-angoissée, car les coups de canon se rapprochent, annonçant la délivrance, mais on ne sait jamais ce que les S.S. peuvent nous réserver au dernier moment. On fait toutes les suppositions.
À 16 h 15 (je le dis avec précision car j’ai alors tout noté sur un carnet) j’entends crier :
— Les voilà, tandis que les S.S. crient : « Alles in die baraken. »
Mais les portes et les fenêtres vomissent littéralement tous les déportés valides.
— Je me trouvais (247) quant à moi dans un bureau de la baraque n° 1, à l’Arbeitsdienst, en compagnie de M gr Cegjelka, vénérable prélat polonais et recteur de la mission polonaise de Paris, qui avait déjà arboré un brassard aux couleurs de son pays, qu’il avait fabriqué en cachette. Nous vîmes les jeunes hitlériens apparaître sur les miradors et faire des signes vers le dehors. Soudain, la grande porte d’entrée fut enfoncée par une grosse poutre fixée à l’avant d’une curieuse voiture automobile, toute carrée, dont nous ne savions pas encore qu’elle s’appelait « jeep ». Son exploit eut
Weitere Kostenlose Bücher