Les souliers bruns du quai Voltaire
crasseux menait à une chambre encombrée d’une couchette étroite et d’une table à dessus de marbre où une cuvette exhibait des traces d’eau savonneuse.
Dégoûté, Amadeus se pinça les narines et accéda à une grande pièce mieux tenue tapissée de papier vert amande à fleurs blanches. En dépit des fenêtres aux vitres opaques et des rideaux effrangés, il éprouva une impression presque agréable.
« Tout dénote un état de célibataire enclin au foutoir faute d’éducation, orphelin ou trop bichonné. Sous cette gabegie pointe toutefois un certain sens artistique », songeait-il en contemplant une commode de chêne poudrée de poussière, une suspension et deux lampes à globe d’opaline, un miroir de Venise rayé encadré de bois verni. Mais le meuble le plus apaisant était une bibliothèque, quelques planches mal équarries probablement assemblées par le propriétaire et chargées d’ouvrages d’époques et de dimensions diverses.
Amadeus en oublia le froid – la salamandre était éteinte – et se désintéressa de deux copies de Ruysdael représentant des arbres. Si Gaétan Larue était en possession du trésor tant convoité, il y avait de fortes chances qu’il l’eût dissimulé parmi ses livres.
Une heure fut nécessaire à l’inspection des bouquins. La majorité d’entre eux était consacrée aux forêts, à la sylviculture, à la botanique ainsi qu’à l’origine et à l’évolution des espèces. Des romans d’aventures et les œuvres d’Alexandre Dumas complétaient cette collection.
Bredouille, les mains noires, Amadeus employa l’heure suivante à ausculter les tiroirs de la commode, à fouiller les vêtements pendus à des patères ou jetés en vrac sur les étagères du placard, à soulever le matelas et le dessus de marbre dans la chambre à coucher. Bref, il retourna le logement où il ne laissa d’autres marques que celles de ses paumes sur le mobilier sale.
Le seul résultat de cette quête fut la mise en déroute de quelques araignées nichées sous les plinthes. Aucun trésor, sinon une appréciable quantité de mouchoirs fripés semés sur le parquet.
Lorsqu’il quitta l’immeuble, le chat de gouttière, surgi des étages, l’accompagna, en partance pour une nouvelle expédition.
Un bouquiniste à l’expression torve mais au sourire aimable avait étalé ses partitions musicales dépenaillées sur le parapet. Il poursuivait de ses œillades toute femelle s’attardant à ses boîtes. Un couple de Bretons entassait une profusion de cartons à dessins bourrés d’estampes et de lithographies. L’homme en exposait une partie avec des pinces à linge pendant que la femme les nettoyait. Des dames enrobées de fourrures compulsaient d’une main des revues qu’elles reposaient négligemment.
Victor remontait le quai Voltaire d’un bon pas. Il y avait un attroupement à la hauteur des boîtes de Fulbert. La plupart des gens discutaient à mi-voix, un mot revenait souvent : « décapité », mais ils ne paraissaient pas effrayés, plutôt excités et même assez satisfaits qu’un événement sordide fût venu pimenter la monotonie de leur existence. Fulbert Bottier s’efforçait de cacher son émotion, il n’avait pas ôté ses couvercles et affrontaient les fâcheux d’un air furibond. Ses cheveux gris étaient en bataille, son visage tiré et blême. Non content de représenter aux yeux des promeneurs une curiosité du Paris historique, il devait supporter un défilé de vampires en mal de sensations qui stationnaient devant ses boîtes closes en le désignant.
— Pourquoi ne l’a-t-on pas bouclé ?
Telle était la question qu’ils échangeaient, trop veules pour s’adresser directement à lui.
— Bonjour, lança Victor qui était parvenu à se propulser jusqu’au parapet en jouant des coudes.
— Foutez-moi la paix, jeta Fulbert sans se retourner.
— C’est moi, Victor Legris.
— Faites excuse, les nerfs me lâchent. Délivrez-moi de cette race d’individus, la bouche ouverte, les yeux écarquillés ! « Paris en Badaudois », comme disait Rabelais. Ils s’amassent parce qu’ils ont vu du monde s’amasser.
— Certains de vos collègues renâclent à se montrer aujourd’hui, observa Victor d’un ton enjoué, en indiquant la succession d’étalages fermés malgré un ciel sans nuages.
En effet Raoul Pérot, l’Odeur, Lucas Le Flohic et Séverine Beaumont manquaient à l’appel.
— Pas si fous.
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