Les souliers bruns du quai Voltaire
Ils savent que ce qui s’est produit ne peut qu’attirer des nuées de cancrelats avides de saletés, et qu’à leur tour ces cafards nous amèneront des kleptomanes. Je ne suis ici que dans le but de protéger mon bien – ils seraient capables de grimper dessus ! –, qui est d’ailleurs couvé par une procession de flics en civil.
— Valmy vous soupçonne-t-il sérieusement ?
— Je le suppose. Il nous suspecte tous, moi, mes collègues, vous-même et peut-être Joseph.
— Et vos clients fidèles ?
— Il m’a asticoté à leur sujet. Je ne suis pas un délateur, alors motus. Mais j’ai réfléchi. Il y a cet élagueur et ce cordonnier, ils traînent régulièrement leurs basques dans le coin, tous deux manient des instruments tranchants. Cette nuit, je souffrais d’insomnie à cause de cette vacherie de molaire, je me suis levé pour y mettre un emplâtre de clous de girofle et je me suis souvenu qu’Angélique Frouin, la cardeuse, avait été cambriolée récemment. On lui a carotté un paroir, elle prétend que ça coupe mieux qu’une faux. Quelle poisse, cette affaire. Zyeutez-moi ces blattes, je vais perdre la boule, enfin métaphoriquement parlant, ajouta-t-il en se caressant le cou. Le plus louche de cette bande, à mon avis, c’est Amadeus, ce type déguisé, reprit Fulbert. Il connaît tout le monde sur les quais, c’est un colporteur, il vend des gommes, des crayons, des pelotes de ficelle…
— De la ficelle rouge ?
— Oui, j’en ai, il fournit la majorité des bouquinistes.
— Selon vous, existe-t-il une corrélation entre ces excentriques et la défunte Philomène Lacarelle ?
— La Boulangère ? Que je cogite… Elle raffolait des manuscrits, de préférence sur vélin. Peu lui importaient les thèmes traités. Le cordonnier se passionne pour les planches de l’ Encyclopédie concernant son métier. L’élagueur, lui, traque les manuels de jardinage d’antan, il lui arrive d’acheter des gravures. Quant au sieur Amadeus, je lui ai vendu des textes rares, il ne conteste jamais les prix.
— Vous avez révélé ça au commissaire Valmy ?
— Vous me prenez pour qui ? À chacun son boulot.
Perplexe, Victor se gratta le menton.
— Ces considérations ne nous avancent guère. Des amoureux de paperasses, normal qu’ils fréquentent les quais. Dommage que votre voisin le Tyrolien soit absent, il côtoie aussi ces hurluberlus, quel est son nom, déjà ?
— Georges Moizan. Entre nous, c’est la guerre. Il entoure ses bouquins de ficelle, juste pour m’emmerder. Je lui rends la pareille. Ce vautour teigneux a dû prolonger son séjour à Caen, il ne devrait plus tarder à rentrer. Ne comptez pas sur lui, il est cauteleux et redoute les ennuis. Votre meilleur informateur, c’est moi, marmonna Fulbert. À propos de Moizan, je cours dare-dare chez le Dr Dangé, son dentiste, j’ai trop mal aux crocs.
— Dangé ? À votre place je me méfierais.
— Oui, Dr Dangé, rue de Rennes, le praticien de Moizan, il paraît que c’est un illustre arracheur de dents.
— Bonjour, monsieur Bottier.
— Bonjour, mademoiselle Pitel.
— Que signifie cette foule ? Me frayer mon chemin jusqu’à vous a été la croix et la bannière. Où est M. Moizan ?
— En voyage.
— C’est regrettable, j’aurai fait la route pour des prunes. À quoi rime ce meeting ?
— C’est que… Vous n’êtes pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
— Il y avait un cadavre dans une de mes boîtes et une de mes pratiques a été assassinée.
— C’est beaucoup pour un seul homme. Quel était le nom de votre cliente ?
— Philomène Lacarelle. Heureusement, mon ami me porte assistance, c’est que je n’ai pas d’alibi. Oh ! faites excuse, je vous présente M. Legris, libraire rue des Saints-Pères.
Victor s’inclina et adressa un signe d’adieu à Fulbert. Il était soulagé de s’éloigner des groupes indiscrets. Il croisa Séverine Beaumont, en train de soulever ses couvercles et la salua.
— C’est gentil de soutenir Fulbert.
— J’ai besoin de gagner ma pitance, figurez-vous. Un de ces gogos marchandera peut-être mes Clé des songes . Fulbert renonce ?
— Il va chez le dentiste, c’est urgent.
— Oh, le pauvre !
— Éclairez ma lanterne, chère madame, cette femme attrayante qui discute avec votre voisin, j’ai cru comprendre qu’elle se nomme Pitel. Pitel, comme le cordonnier ?
— C’est sa tante, un vrai
Weitere Kostenlose Bücher