Les valets du roi
comble l’hôtel particulier situé en bordure d’un petit canal parallèle au grand, sur lequel des gondoles de toutes tailles glissaient.
Toute la vie marchande et sociale de Venise s’y concentrait le jour pour se retrouver la nuit dans les casinos, ou les salons de réception. En période de carnaval, cela ne faisait que croître jusqu’à un paroxysme libertin que le doge voyait d’un œil courroucé, sans pouvoir cependant l’empêcher.
Emma avait débarqué en plein carnaval. Commençant en octobre pour s’achever en mai, il ne tarderait plus bientôt à reprendre.
Hennequin de Charmont, l’œil lourd et la bouche tombante, empâté par les travers gourmands de sa fonction d’ambassadeur, ne lui inspirait que du dégoût. L’homme, malgré ses airs princiers, puait la traîtrise et la corruption jusqu’en ses paumes toujours moites.
Il était pourtant au courant de tout à Venise. La preuve en était qu’Emma ne s’était pas installée depuis vingt-quatre heures qu’il venait lui rendre visite et lui souhaiter la bienvenue, en déplorant la mort de son ami Tobias Read. Elle avait compris aussitôt que le meilleur moyen d’en apprendre davantage sur Baletti, en attendant son retour, était de fréquenter l’ambassadeur, bien qu’il lui en coûtât de devoir le charmer.
En quelques jours, elle était connue de tous.
Détestée des femmes, convoitée des hommes, elle affichait avec pruderie son état de veuve inconsolable. Pour rien au monde elle n’aurait risqué un scandale qui aurait pu, par ricochet, indisposer Baletti dont elle ignorait encore les amitiés et les alliances. Elle se contentait donc de George, qui, tout entier soumis à ses ordres et à sa cause, s’avérait un amant parfait.
Un murmure grandissant lui fit tourner la tête vers le vestibule du palais de l’ambassadeur de France. Comme chaque soir, elle se protégeait de l’haleine fétide de celui-ci à l’aide de son éventail de bois et de dentelle noire.
Comme chaque soir, elle subissait ses fadaises, son discours dépourvu d’intérêt, et sa cour pressante.
Comme chaque soir, une dizaine de Vénitiens, excités par son inaccessible beauté, l’entouraient, s’agaçant mutuellement de leur présence.
Comme chaque soir, elle faisait mine de se troubler.
Elle pressentit pourtant quelque chose d’inhabituel aux narines soudain pincées de l’ambassadeur. Dans le vestibule, des rires et des minauderies continuaient à fuser. On eût dit un essaim d’abeilles soudainement actif autour de sa reine.
— Qu’est-ce ? demanda innocemment Emma.
Mais déjà son ventre savait. Hennequin de Charmont s’ennuya de devoir lui répondre. Il était, comme tant d’autres, éperdument épris de la jeune veuve. Il continuait d’espérer qu’elle lui cède. Avec le retour de cet homme que toutes les femmes vénitiennes convoitaient, il n’y fallait plus songer. Il répliqua d’un ton plus las que désabusé :
— Le marquis de Baletti, à n’en pas douter.
Le cœur d’Emma de Mortefontaine s’accéléra. Entouré d’une cour volubile d’hommes tout autant que de dames, le marquis de Baletti venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte et s’avançait avec élégance au-devant de M. de Charmont.
Vêtu d’un pourpoint garance surbrodé de fils d’or et serti de pierres précieuses, les cheveux noirs de jais, bouclés à la façon des perruques, mais que l’on devinait naturels et soyeux, la jambe prise dans des bas de soie à partir du genou, le pied léger dans des souliers à boucle d’or, Baletti jouait avec raffinement de sa canne d’ornement dont le pommeau n’était autre qu’un rubis de plusieurs carats aussi vermeil qu’un sang fraîchement versé.
Il était aussi bien mis que bien fait.
Quant à son visage, s’il affichait, selon les dires de maître Dumas, trente-cinq années, pas une ride ne le trahissait. Le regard était d’un noir intense, les pommettes saillantes, la mâchoire virile et la bouche si gourmande qu’Emma se délecta d’avance du plaisir qu’elle prendrait à l’embrasser.
— Monsieur l’ambassadeur, s’inclina le marquis avec un sourire désarmant, votre compagnie me manquait tant qu’à peine de retour je n’ai pu résister à l’envie de vous saluer.
Hennequin de Charmont ne fut aucunement dupe du discours, même s’il s’en montra ravi. Il lui suffit de suivre le regard de Baletti qui s’attardait déjà sur le front
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