Les valets du roi
d’Emma pour comprendre que, les nouvelles allant vite à Venise, il avait surtout eu la curiosité de celle dont on ne cessait de parler. Il prit donc un malin plaisir à ne pas la lui présenter, faisant fi de l’usage. Puisque Baletti la voulait de toute évidence, il n’avait qu’à s’en débrouiller. Hennequin de Charmont se contenta de l’inviter à s’asseoir, ce que Baletti fit sans hésiter. Pour le détourner aussitôt d’Emma qui, déjà, minaudait en baissant son regard amande derrière son éventail, l’ambassadeur s’empressa de lancer au nouvel arrivant :
— Vous nous avez manqué aussi, mon cher. Où étiez-vous caché ?
Pas davantage Baletti ne se laissa prendre au timbre mielleux de son hôte. Il répondit sans hésiter :
— En Russie. Quelques affaires à régler. Rien de bien intéressant. Vous savez combien je m’ennuie de Venise dès que j’en suis éloigné.
— Quel genre d’affaires traitez-vous, marquis ? demanda impertinemment Emma, comprenant que la jalousie de Charmont tiendrait Baletti à l’écart d’elle toute la soirée si elle n’intervenait pas.
— Nous n’avons pas été présentés, je crois, en profita Baletti.
Hennequin de Charmont soupira et se tourna vers son voisin, un patricien véreux avec lequel il trafiquait, pour l’entretenir de quelque futilité. Il n’avait aucune envie d’être complice du rapprochement de ces deux-là !
— Emma Read de Mortefontaine, répondit-elle à Baletti en lui tendant sa main à baiser.
Baletti aurait pu lui dire qu’il le savait, alerté par un billet de maître Dumas qu’il avait trouvé à son courrier, le matin même, en revenant de voyage. Il se contenta d’un :
— J’en suis charmé, madame.
On ne leur laissa pas davantage de temps pour une conversation. Baletti avait visiblement autant manqué à Venise que l’inverse. On continuait de s’agglutiner autour de leur groupe et les sollicitations fusaient de toutes parts. Baletti finit par y répondre dans un grand éclat de rire. Il se redressa pour demander le silence.
— Assez, mes amis. Assez ou je crains fort le courroux de notre hôte.
— Allons donc, mon cher, répliqua Hennequin de Charmont avec un cynisme de bon ton, votre popularité est telle que je ne pourrais prendre le risque de vous bouder.
Emma comprit fort bien l’allusion. Le marquis était incontournable, si l’on ne voulait pas se voir écarter des mondanités. En écoutant ce dernier répondre à tous avec patience, gentillesse et attention, elle se dit que l’homme était d’autant plus déconcertant qu’il semblait parfait.
— Est-ce une femme qui vous a attiré à Moscou, mon cher ? demanda un patricien d’agréable figure, d’une vingtaine d’années.
— J’aurais aimé, monsieur Boldoni, mais je vous l’ai dit, les affaires de cour sont rarement celles des cœurs. Laissez-moi plutôt vous conter l’âme charmante de ces villes enneigées où les pas froissent les cristaux de glace comme autant de diamants scintillants, la délicatesse de ces Russes qui célèbrent la beauté en pleurant, pour offrir leurs larmes, ensuite, tel un nectar, aux dames de leurs pensées, et cette vodka dans laquelle ils se noient parfois, trahis ou rejetés, en dansant jusqu’à l’aube au rythme des violons endeuillés…
Deux heures durant, le marquis de Baletti poursuivit son envolée lyrique, décrivant la Russie et son histoire comme s’il en savait les moindres secrets, comme s’il avait vécu les siècles passés, complice des embrasements comme des givres.
Emma demeura, comme les autres, suspendue à ses mensonges qu’il proférait avec sincérité, prête à les croire, tant dans sa bouche tout devenait possible, palpable. Lorsque le marquis de Baletti, voulant conclure sa diatribe, enleva un violon des mains d’un musicien pour se mettre à en jouer, elle se dit qu’il fallait plus de talent et de génie que les époux Dumas lui en avaient prêté pour atteindre un tel degré de virtuosité. Il fallait un miracle. D’autant que, sous les bravos respectueux du musicien et de l’auditoire, émus à en pleurer, Baletti, avec une modestie désarmante ou un orgueil démesuré, s’excusa de n’avoir pas su rendre à leur juste valeur les sanglots désespérés des tziganes.
— Il me faudra du temps pour maîtriser ce merveilleux instrument. Je me suis qu’un novice. Vous venez d’assister à ma première leçon, et je me suis trouvé fort
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