Les valets du roi
mauvais.
Derrière Emma de Mortefontaine, une voix féminine chuchota, elle aussi en français, la langue de toutes les cours d’Europe :
— Il est fabuleux ! Souvenez-vous de ce clavecin qu’il caressa d’un doigt un soir maladroitement, nous promettant dès le lendemain de savoir en jouer.
— Comment pourrais-je l’oublier ! Il m’a tant fait pleurer du morceau qu’il avait composé, répondit une autre dans un soupir. Ah, ma chère, que ne donnerais-je pour être violon ou clavecin entre doigts si habiles !
— Et moi donc !
Emma en avait assez entendu.
Comprenant que ce n’était pas au milieu de ces dames empressées qu’elle attirerait l’attention du marquis pour l’entretenir, elle se prétendit lasse, remercia M. Hennequin de Charmont de l’excellente soirée qu’elle avait passée en sa compagnie et, redressant buste et menton, se dirigea vers la sortie, consciente qu’à son passage l’on s’écartait pour mieux la regarder.
Consciente aussi que l’œil de Baletti ne l’avait pas quittée.
33
L e lendemain, elle demandait à son gondolier de la guider par les canaux jusqu’au palais du marquis de Baletti, situé près du pont du Rialto. C’était un des plus beaux hôtels particuliers de Venise, à la façade ocre et aux fenêtres en ogive ornées de vitraux représentant des scènes courtoises. Plusieurs de ces ouvertures offraient une vue sur le canal. Au portail d’entrée, situé en haut des trois marches qui partaient du quai de débarquement, se trouvait un blason enchâssé dans la pierre, figurant une salamandre d’émeraude enroulée au front d’un visage stylisé, taillé dans un pur cristal. Le moindre rayon de soleil ou de lune s’y reflétait, irradiant de mille feux cette enseigne étonnante.
Emma en fut saisie d’étonnement. Il fallait que Baletti soit immensément riche, ou inconscient, pour oser une telle provocation aux voleurs, si nombreux à Venise !
Elle débarqua de sa gondole, acceptant la main stylée d’un valet chargé d’escorter les visiteurs jusqu’à son maître, et se laissa mener après avoir annoncé le motif de sa visite. On la confia à un majordome qui, la faisant patienter dans un petit boudoir richement meublé et décoré de toiles du Titien et de Léonard de Vinci, s’en fut prévenir le marquis de sa présence. Il fallut peu de temps à Emma pour juger de la valeur de chaque bibelot de cristal ou de verre, d’or, d’ivoire, d’argent ou d’améthyste. Le moindre miroir était une œuvre d’art, poli de telle manière qu’on n’en percevait aucunement la façon, et encadré d’argent et de pierres précieuses. Cela conforta son sentiment.
Bien qu’elle continuât de douter des dires de maître Dumas quant à cette prétendue pierre philosophale, elle pouvait estimer sans peine, ne serait-ce qu’à cette pièce, l’immensité des richesses de son hôte. Elle devait coûte que coûte en avoir le cœur net. Récupérer le crâne et ses secrets. Forcer la tendresse de Baletti pour tout s’approprier.
Le majordome se présenta de nouveau sur le seuil et, avenant, lui demanda de le suivre. Elle lui emboîta le pas, consciente que sa démarche devrait paraître tout à la fois légère et bien éloignée de ses objectifs.
Le marquis de Baletti l’accueillit dans un petit salon tout aussi resplendissant de bon goût, aux murs tendus de tapisseries des Gobelins. Peu en possédaient, et c’était l’apanage des très grands. Quel qu’en soit le royaume. Emma ne laissa rien paraître d’étonnement ou de convoitise. Elle se contenta de tendre une main blanche à Baletti qui s’était avancé vers elle, un sourire enjôleur aux lèvres, visiblement ravi de sa présence. Il effleura les doigts bagués de diamants avec sensualité et, gardant cette main dans la sienne, conduisit Emma vers deux fauteuils garance, en face à face, rehaussés de broderies de fils d’or et d’argent. Entre eux, sur une table basse sculptée de salamandres enroulées autour des pieds tournés, on avait dressé couvert pour le chocolat. A Venise comme dans le reste de l’Europe, il se buvait chaud et légèrement sucré. Un cake fumait légèrement dans une coupelle, répandant des senteurs de vanille et d’orange confite.
— Asseyez-vous, ma chère. Je vous attendais, déclara Baletti.
— Vous m’attendiez, marquis ? s’amusa Emma, décidée à lancer sur-le-champ une joute oratoire pour le tester.
Weitere Kostenlose Bücher