Les voyages interdits
aveugles.
Intrigué, je voulus savoir s’il fallait l’être pour occuper le poste, s’il
s’agissait là d’une obligation prévue par l’islam. On me répondit que ce
n’était pas le cas, cette spécificité répondant tout simplement à deux raisons
fort pragmatiques. La première était que ces non-voyants, ne pouvant occuper la
plupart des autres emplois, étaient heureux d’exercer cette fonction et
n’exigeaient point trop forte rétribution. La seconde, c’est qu’ils ne
risquaient pas de pécher par curiosité malsaine en profitant de leur position
surélevée pour jeter des regards impurs sur quelque décente femme montée sur
son toit qui aurait ôté son voile – voire bien davantage – afin de prendre un
bain de soleil.
A l’intérieur, toutefois, les temples masjid se
distinguent de façon notable de nos églises chrétiennes. Nulle part vous n’y
trouverez en effet de statues, de peintures, ni d’icônes figuratives. Bien que
l’islam reconnaisse, pour autant que je sache, à peu près autant de saints,
d’anges et de prophètes que le christianisme, cette religion interdit la
représentation de toute créature vivante ou ayant vécu. Les musulmans pensent
qu’Allah, comme notre Dieu, est le créateur de toute vie. Mais, contrairement à
nous autres chrétiens, ils estiment que toute création, fût-elle sous forme
d’une peinture, d’une sculpture sur bois ou de pierre, doit être à jamais
réservée à Allah. Leur Coran est formel : si, au jour du Jugement dernier,
on demande à celui qui a fabriqué une telle représentation de la ramener à la
vie et qu’il n’y parvient pas – ce qui est fort probable –, il sera voué à
l’enfer pour le punir de son impudence à avoir voulu créer la vie. C’est
pourquoi, bien qu’un masjid, qu’il soit palais ou simple maison, fût en
général fort richement orné, il ne l’est jamais de ce type d’image. On utilise
plutôt un canevas de couleurs et d’arabesques entrecroisées, souvent composé de
caractères filiformes de l’écriture arabe qui reprennent telle phrase ou verset
du Coran.
Je fus particulièrement frappé par un certain type de décoration
que je rencontrai à l’intérieur de presque tous les édifices de Bagdad, publics
ou privés. C’est dans cette ville que je la vis pour la première fois, mais
j’eus ensuite le loisir de l’admirer à travers toute la Perse et dans la
majeure partie de l’Orient, dans les palais, les maisons ou les temples que je
visitai. Il me semble qu’elle pourrait avantageusement être adoptée où que ce
soit, par n’importe quel amateur de jardin. Et, franchement, existe-t-il
beaucoup de personnes dont ce ne soit pas le cas ?
La parure en question permet, telle qu’elle se
présente, de cultiver un jardin d’intérieur qui ne nécessite pas le moindre
entretien, ni désherbage ni arrosage. Appelée en Perse qali, c’est une
sorte de carpette ou de tapisserie faite pour être déposée au sol ou pendue
contre un mur, qui ne ressemble à rien de ce que nous connaissons en Occident.
Riche de toute la gamme de couleurs que présente une nature luxuriante, le qali montre une multitude de fleurs, de vignes, de treilles et de feuilles – tout
ce qu’on trouverait dans un jardin, mais agencé de la façon la plus agréable à
l’œil. Afin de se soumettre à l’interdiction formelle du Coran de représenter
une créature vivante, aucune des fleurs visibles sur ces œuvres n’existe en
réalité dans la nature. La première fois que je vis un qali, j’eus
l’impression que le décor était peint ou brodé. Mais un examen plus attentif me
révéla qu’il était entièrement tissé dans la trame. Je fus littéralement
émerveillé qu’un tapissier pût composer des motifs imaginaires aussi
extravagants à l’aide de simples fibres de coton teintes, et ce n’est que plus
tard que j’appris la merveilleuse technique utilisée pour ce faire.
Mais je me suis déjà bien trop éloigné de mon récit.
Notre petit trio fît franchir à ses cinq chevaux
l’ondulant et instable pont de bateaux qui enjambait le Tigre. Sur les quais de
Bagdad grouillants d’hommes au teint, aux vêtements et au langage fort variés,
nous nous adressâmes au premier qui fût habillé à l’occidentale. C’était un
Génois, mais, il faut le souligner, en Orient, tous les Occidentaux échangent
de façon assez conviviale. Même les Vénitiens et les Génois, traditionnels
rivaux
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