Les voyages interdits
Bagdad était
celle qui me rappelait le plus Venise. Les rives du Tigre étaient aussi
populeuses, bruyantes, odorantes et jonchées d’ordures que la Riva de Venise,
bien que les navires d’ici, tous fabriqués par des Arabes, n’eussent rien de
comparable avec les nôtres. Construits entièrement sans chevilles, sans clous
ni attache métallique d’aucune sorte, ces bateaux étaient d’une qualité sujette
à caution dans l’optique d’une navigation en haute mer, puisque les planches de
leur coque étaient cousues entre elles à l’aide de cordes ou d’une fibre
grossière. En guise de traitement d’étanchéité, jointures et interstices, au
lieu d’être calfatés au goudron, n’étaient obturés que de lard de poisson. Même
le plus gros de ces bateaux n’avait pour se diriger qu’une seule barre de
gouvernail, et sa position, articulée à mi-poupe, n’en facilitait pas la
maniabilité. Ils souffraient également du manque de soin avec lequel était
entreposée leur cargaison. Après avoir rempli la cale des marchandises
habituelles (dattes, autres fruits ou grains), les marins arabes chargeaient
des troupeaux sur le pont supérieur. Il s’agissait le plus souvent de
magnifiques pur-sang arabes qui, bien que splendides, n’en font pas moins leurs
besoins comme tous les chevaux, et ces excréments, en s’infiltrant, suintaient
au goutte à goutte sur les denrées comestibles entreposées sur les ponts
inférieurs.
Même si Bagdad n’est pas, contrairement à Venise,
sillonnée de canaux, ses rues sont constamment arrosées afin d’éviter la
dispersion de la poussière, et l’odeur d’humidité qui s’en dégageait me
rappelait ma ville natale. De plus, la ville dispose de nombreuses places
semblables à celles de Venise. Certaines sont des marchés, des bazars, mais la
plupart, dévolues aux espaces verts, forment autant de jardins publics dont
raffolent les Persans. (J’appris d’ailleurs que le mot farsi qui signifie
« jardin », pairi-daeza, avait donné le « paradis »
de notre Bible.) Ces jardins publics sont agrémentés de bancs où les promeneurs
se reposent. Ils sont parsemés de petits ruisseaux, et beaucoup d’oiseaux y
résident parmi les arbres, les arbustes, les plantes odoriférantes et des
fleurs éclatantes. Ces dernières sont surtout des roses : les Persans les
aiment passionnément, au point de désigner toutes les fleurs du nom farsi de gui, alors que ce mot signifie « rose », à l’origine. De la même
façon, les palais de la noblesse et les grandes demeures des marchands les plus
riches sont bâtis autour de jardins privatifs aussi vastes que des parcs
publics et aussi riches de fleurs et d’oiseaux que des paradis terrestres.
Je suppose que je m’étais figuré que les mots
« musulman » et « Arabe » étaient interchangeables, par
conséquent que toute communauté musulmane – je veux dire en matière de crasse,
de populace, de mendicité et de puanteur – devait forcément ressembler aux
villes et aux villages arabes que j’avais pu visiter jusque-là. Aussi fus-je
agréablement surpris de constater que les Persans, bien que musulmans, ont un
goût nettement plus prononcé pour la propreté, que ce soit celle des bâtiments,
des rues, des vêtements ou même l’hygiène du corps. Tout ceci, joint à
l’abondance de fleurs et à la relative rareté des mendiants (sauf sur les rives
du fleuve et dans les bazars), faisait de Bagdad une cité fort plaisante, à
l’odeur agréable.
Bien que l’architecture de la ville fût
essentiellement de style oriental, elle n’était cependant pas totalement
étrangère à mes yeux d’Occidental. J’y vis en effet un grand nombre de pierres
sculptées de ces filigranes de dentelle nommés « arabesques », dont
Venise a orné les façades de certaines de ses habitations. Comme Bagdad était
demeurée musulmane – les conquérants mongols ne cherchant pas, comme cela se
pratique le plus souvent, à imposer de religion ou à changer celle en usage –,
elle était constellée de ces temples masjid qui servent de lieux de
culte, dont les immenses dômes ne sont pas très différents de ceux de la
basilique Saint-Marc ou d’autres églises de Venise. Les minarets rappelaient
nos campaniles, hormis leur forme plus arrondie qu’anguleuse et leurs petits
balcons situés au sommet, d’où les muezzin appelaient à la prière à des
heures déterminées.
Les muezzin de Bagdad étaient tous
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