Les voyages interdits
khans, son petit-fils
Kubilaï.
Je pense que ni les pharaons antiques, ni l’ambitieux
Alexandre, ni même les cupides Césars romains ne se doutaient qu’il existait
des terres aussi vastes, si bien qu’ils ne rêvèrent même pas de les posséder.
Au regard de cette immensité, les visées et les acquisitions des actuels
monarques occidentaux ne peuvent sembler que dérisoires. Le long des frontières
de l’Empire mongol, l’Europe tout entière n’apparaît que comme une petite
péninsule surpeuplée, les nations qui la forment, comme celles du Levant, ne
semblent que de grincheuses provinces, infatuées de leur petitesse. Vue des
hauteurs infinies sur lesquelles trône le khakhan, ma république de Venise
native, fière de son prestige comme de sa grandeur, devait sembler aussi
insignifiante que le ridicule recoin de Suvediye régi par ce cher ostikan
Hampig. Si ceux qui écrivent l’Histoire jugent légitime de continuer à
qualifier Alexandre de Grand, ils devraient alors reconnaître Kubilaï comme
Incommensurablement Grand. Ce n’est pas à moi d’en décider. Ce que je puis dire
en revanche, c’est qu’en posant le pied en Perse, je fus stupéfait de me rendre
compte que moi, Marco Polo, je pénétrais dans l’empire le plus vaste qui eût
jamais existé de par le monde depuis que l’homme y était apparu.
— En arrivant à Bagdad, quel que soit le nom du
shah au pouvoir, nous lui montrerons la lettre de Kubilaï. Il sera contraint de
nous faire bon accueil en tant qu’ambassadeurs de son lointain suzerain.
Telle était la rassurante conviction de mon père. Nous
continuâmes donc notre descente le long de l’Euphrate, observant ses rives
désormais porteuses de traces de civilisation. À présent, les environs étaient
en effet creusés de nombreux canaux d’irrigation entrecroisés, connectés sur le
cours du fleuve. Pourtant, nul homme ni animal n’actionnait les roues de bois
destinées à arroser les terres environnantes : ces norias aux bacs en
terre cuite articulées sur pivots demeuraient immobiles et ne puisaient ni ne
déversaient le précieux liquide. En son point le plus large et le plus
verdoyant, la vallée de l’Euphrate rejoint l’autre grande rivière qui coule
vers le sud de cette contrée, le Djilah, également appelé le Tigre, supposé
être lui aussi l’une des rivières du jardin d’Eden. Si tel est le cas, ce
jardin nous parut, quand nous le vîmes, aussi désert qu’après l’éviction d’Adam
et Eve.
À cet endroit de notre périple, nous obliquâmes en
direction de l’est et parcourûmes les dix farsakh [24] qui nous séparaient du Tigre. Nous le franchîmes sur un pont fait de coques
de bateaux vides couvertes de planches, lequel nous permit ensuite de gagner
Bagdad, sur la rive orientale.
Comme dans la région environnante, la population de la
cité avait fortement diminué durant le siège et la prise de la ville par les
troupes de Hulagu. Mais, au cours des quinze années qui avaient suivi, la
majeure partie des habitants étaient revenus et avaient réparé les dommages
subis. Les marchands des villes, il faut le croire, se laissent un peu moins
facilement abattre que les paysans des campagnes. Tels les bédouins, les
négociants civilisés semblent vite reprendre le dessus quand ils ont eu à endurer
un désastre. Pour Bagdad, l’origine des marchands devait y être pour beaucoup,
car, loin des atones et passifs musulmans, il s’agissait pour l’essentiel de
juifs et de chrétiens à l’énergie irrépressible, dont certains venaient de
Venise, d’autres, plus nombreux encore, de Gênes.
Peut-être aussi Bagdad avait-elle rebondi parce que
c’était une ville incontournable, un important carrefour de commerce, à
la fois arrivée de la route de la soie venue d’Orient et débouché septentrional
de la voie maritime menant aux Indes. Bien que n’étant pas à proprement parler
un port, Bagdad voit passer sur le Tigre un important trafic de gros bateaux de
fret qui, poussés par des perches, descendent ou remontent son cours. Ces
navires relient la ville à Bassora, sur le golfe Persique, où les bateaux de
haute mer des Arabes viennent accoster. Quelle qu’en fût la raison, Bagdad
était, quand nous la trouvâmes, la même qu’avant l’arrivée des Mongols :
une base de commerce vitale, riche et active.
Il y avait dans cette activité fourmillante quelque
chose de beau. De toutes les cités orientales que j’avais pu voir,
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