Les voyages interdits
économiques dont les deux républiques s’opposèrent si souvent dans des
guerres navales. Le marchand génois nous donna très aimablement le nom du shah
en exercice (en l’occurrence, le shahinshah Zaman Mirza), puis il nous indiqua
la direction de son palais, situé « dans le quartier royal de Khark,
exclusivement réservé à la résidence de Sa Majesté ».
Nous chevauchâmes jusque-là, trouvâmes le palais
entouré d’un jardin protégé d’une grille et nous présentâmes aux gardes qui en
défendaient l’entrée. Ceux-ci portaient des casques qui semblaient d’or massif
– mais c’était impossible, leur poids eût été excessif – et qui, même s’ils
n’étaient que de bois ou de cuir plaqué d’or, n’en étaient pas moins des objets
de grande valeur. Ils ne pouvaient manquer d’attirer l’attention, étant conçus
en effet pour donner l’impression que ceux qui les portaient avaient de
brillants cheveux blonds et bouclés, avec des favoris de même teinte. L’un des
gardes franchit la grille du jardin et se dirigea vers le palais. Lorsqu’il en
revint et nous fit signe, un autre gardien prit en charge nos chevaux, et nous
entrâmes.
Nous fumes conduits jusqu’à une pièce dont sols et
murs étaient tendus de somptueux qali, dans laquelle le shahinshah était
mi-assis mi-couché sur un divan aux couleurs vives qui présentait une montagne
de coussins d’exquise facture. Son habit n’était pas particulièrement voyant,
puisqu’il était uniformément marron clair, du turban jusqu’aux babouches en
passant par sa tunique. C’est en Perse la couleur du deuil : en mémoire de
son empire perdu, le shah ne portait désormais plus que cette couleur. Nous ne
fumes pas peu surpris de trouver, dans cet intérieur pourtant musulman, une
femme installée sur les coussins à ses côtés ; deux autres se trouvaient
également dans la pièce. Nous lui rendîmes d’abord longuement les profonds
hommages et révérences dus à son rang, après quoi, toujours incliné, mon père
présenta en farsi au shah nos respectueuses salutations, puis éleva vers lui
des deux mains la lettre de Kubilaï khan. Le shah la saisit et en lut à voix
haute les premières lignes :
— » O vous, Sérénissimes, très Puissants,
très Hauts, Nobles, Illustres, Honorables, ainsi que Sages et Prudents
Empereurs, Ilkhans, Shahs, Seigneurs, Princes, Ducs, Comtes, Barons et
Chevaliers, ainsi que vous, Magistrats, Officiers, Juges de Paix et Régents de
toutes nos bonnes villes et places, ecclésiastiques comme séculières, vous qui
verrez ces lettres ou vous les ferez lire... »
Lorsqu’il eut scandé le document dans son entier, le
shahinshah nous souhaita la bienvenue, nous gratifiant l’un après l’autre de
l’appellation de Mirza Polo. Cela ne manqua pas de me surprendre quelque peu,
ayant cru comprendre que Mirza était l’un de ses noms à lui. Mais je ne
tardai pas à saisir qu’il usait de ce mot comme d’un titre honorifique, à la
façon du cheikh des Arabes. Je sus bientôt que Mirza mis devant un nom équivalait
à notre « messire » de Venise, mais que, placé derrière, il désignait
la dignité royale. Le nom de notre shah était tout simplement Zaman, son titre
de shahinshah avait pour signification le « shah de tous les shahs »,
et il nous présenta la dame assise à ses côtés, qui n’était autre que la
shahryar, sa première épouse royale, sous son nom de Zahd.
Ce fut à peu près tout ce qu’il réussit à placer ce
jour-là car, dès qu’elle eut été officiellement invitée à se joindre à notre
conversation, la shahryar Zahd allait se révéler intarissable et presque
impossible à faire taire. Après avoir interrompu son mari, elle lui confisqua
pour ainsi dire la parole et commença par nous souhaiter à son tour la
bienvenue en Perse, à Bagdad et dans leur modeste demeure. Après quoi elle
renvoya à la grille d’entrée le garde qui nous avait accompagnés et fit
résonner un petit gong pour mander la venue du majordome du palais, lequel
portait le titre, nous indiqua-t-elle, de wazir. Elle lui demanda de
veiller à nous attribuer des domestiques, ainsi qu’à faire préparer pour nous
des appartements au palais. Puis elle nous présenta aux deux femmes qui se
trouvaient avec elle dans la pièce, dont l’une était sa propre mère, l’autre
leur fille aînée, au shah Zaman et à elle-même. Elle nous informa qu’elle se
trouvait être une
Weitere Kostenlose Bücher