Les voyages interdits
confiance que je
mérite ! pleurnicha le pervers. Votre jument aurait pu s’enfuir, et vous
l’auriez irrémédiablement perdue. Ou, pire encore, j’aurais pu m’échapper avec
elle.
— Bismillah, tu aurais peut-être mieux fait ! Tu es une insulte vivante à la
noble institution de l’esclavagisme !
— Vous n’avez donc qu’à me vendre, maître,
geignit l’insulte vivante. Fourguez-moi vite à quelque client peu méfiant et
écartez-moi ainsi de votre vue.
— Estag farullah ! lança le marchand comme une imprécation au ciel, la
voix cassée. Qu’Allah me pardonne mes péchés, mais c’est ce que j’étais sur le
point de faire. Ces dignes gentilshommes t’auraient déjà acheté, abomination,
s’ils ne t’avaient surpris en train de violer ma meilleure jument !
— Vous me permettrez de discuter cette
appréciation, maître ! poursuivit l’abomination avec une incroyable
impudence. J’en ai connu de bien meilleures.
À court de mots, le négociant serra les poings et les
mâchoires, et éructa un grognement : « Arrrgh ! »
Jamshid mit fin à ce singulier échange par cette sèche
remarque :
— Mirza commerçant, je m’étais avancé en assurant
ces messieurs que vous étiez un vendeur digne de confiance et que votre
marchandise était fiable.
— Mais qu’Allah m’en soit témoin, c’est le cas, wazir ! Croyez-moi, jamais je ne vendrais, je ne donnerais même pas cette
pustule ambulante ! Je n’en ferais même pas don à Awwa, l’épouse harpie de
Satan le diable, je le jure, à présent que je connais sa véritable nature.
Acceptez mes plus sincères excuses, messieurs. Et cette créature va dès
maintenant vous présenter les siennes. Tu m’as compris ? Allez, demande
pardon pour cette déplorable exhibition. Humilie-toi ! Parle,
Narine !
— Narine ? reprîmes-nous tous en écho.
— C’est mon nom, mes bons maîtres, fit l’esclave
sans s’excuser le moins du monde. J’en ai d’autres, mais on m’appelle le plus
souvent Narine, pour la bonne raison que voici !
Il posa un doigt noir de crasse sous l’amas de chair
qui lui tenait lieu de nez et en releva le bout, révélant au lieu des deux
narines attendues un seul trou béant. Le phénomène aurait déjà été en soi
suffisamment écœurant s’il n’y avait eu pire : la profusion de poils
gluants de morve qui en émergeaient.
— Une punition bénigne, qui me fut naguère
infligée pour un méfait plus insignifiant encore. Mais ne me jugez pas sur ces
apparences, mes bons maîtres. Ainsi que vous vous en doutez déjà, je suis d’une
race d’homme particulièrement distinguée, et l’on ne compte plus mes vertus
cachées. J’étais marin de profession avant d’être réduit en esclavage, et j’ai
voyagé partout, depuis mon Sind natal jusqu’aux lointains rivages de...
— Jésus, Marie, Joseph ! s’extasia mon
oncle. Mais il a la langue aussi leste que la jambe du milieu !
Littéralement fascinés, nous laissâmes Narine donner
libre cours à son bagout :
— Je serais encore en train de naviguer si je
n’avais eu la mauvaise fortune d’être fait prisonnier par des chasseurs
d’esclaves. Au moment où ils nous ont attaqués, j’étais en train de faire
l’amour à une femelle chacal, et vous savez sans doute, respectables
gentilshommes, combien le mihrab de ces créatures peut aspirer fortement
le zab, jusqu’à le retenir totalement prisonnier. Aussi ne pouvais-je
courir bien vite, avec cette femelle chacal qui se balançait devant moi et
rebondissait tout en poussant des cris rauques. Ainsi fus-je capturé, et ma
carrière d’esclave débuta, mettant fin à ma carrière de marin. Vous aurez
remarqué que je m’exprime en sabir, votre langue commerciale de l’Occident...
Et maintenant, prêtez l’oreille, maîtres de bon augure : je vous parle en
farsi, langue commerciale de l’Orient. Je parle également couramment le sindhi,
qui est mon dialecte de naissance, le pachtoun, l’hindi et le pendjabi. Je me
débrouille aussi passablement en arabe, suis capable de manier la plupart des
dialectes turcs et...
— ... Vous ne la fermez dans aucun d’entre
eux ? demanda abruptement mon père.
Narine poursuivit, sans faire attention à la
question :
— ... Comme je vous le disais en commençant, j’ai
en outre un grand nombre d’autres qualités et talents. Je suis un spécialiste
des chevaux, comme vous devez l’avoir noté. J’ai été élevé
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