Les voyages interdits
plus septentrionale. C’est pourquoi, en dépit de
légitimes appréhensions, ils avaient délégué à Narine le soin de tracer notre
route. Celui-ci proclamait haut et fort connaître la région comme sa poche, et
ce devait être vrai à en juger par l’assurance avec laquelle il choisissait la
bonne piste aux différents embranchements, sans jamais tergiverser une seconde.
De fait, le premier soir, nous arrivâmes à point nommé à un caravansérail des
plus confortable, auquel il nous avait conduits sans hésitation. Pour le remercier
de sa bonne conduite, aux deux sens du terme, nous lui épargnâmes la peine de
dormir dans l’étable avec les chameaux, lui offrant de quoi manger et passer la
nuit à l’intérieur du bâtiment principal.
Tandis que nous dînions ce soir-là, mon père, qui
venait d’étudier attentivement les papiers d’identité délivrés par le shah,
déclara :
— Je me souviens t’avoir entendu dire, Narine,
que tu n’avais pas toujours été affublé de ce sobriquet. Il apparaît sur ces
documents que tu as servi tous tes précédents maîtres sous un nom
différent : Sindbad, Ali Baba, Aladin... Il faut admettre que tout cela
sonne autrement mieux que Narine. Mais lequel préfères-tu que nous utilisions,
pour te désigner ?
— Aucun d’entre eux, maître Nicolô, si vous le
voulez bien. Tous appartiennent à une période passée et révolue de ma vie.
Sindbad, par exemple, ne fait que se référer à la province du Sind où je suis
né. Cette époque, pour moi, est désormais loin derrière.
Je pris à mon tour la parole :
— La shahryar Zahd nous a conté certaines
aventures d’un voyageur célèbre qui se faisait appeler Sindbad le marin. Se
pourrait-il que ce personnage et toi ne fassent qu’un ?
— Il devait en tout cas me ressembler d’assez
près, car il est clair que cet homme était un menteur. (Il cracha par terre
après s’être ainsi déprécié.) Puisque vous êtes, messeigneurs, originaires de
la république maritime de Venise, vous savez bien qu’aucun homme de mer ne
s’est jamais qualifié de marin. Il se désignera lui-même comme matelot, homme
de mer ou navigateur, mais ce terme de « marin » est une appellation
naïve typique des gens du rivage, ceux qui ignorent tout de la mer. Ce Sindbad
qui ne savait même pas se nommer correctement lui-même a donc dû raconter pas
mal de salades, vous ne croyez pas ?
— Certes, mais il va pourtant bien me falloir, en
tant que propriétaire, t’inscrire sur ce papier sous un nom ou sous un autre...
— Alors, mettez Narine, mon bon maître,
décida-t-il d’un ton désinvolte. Après tout, c’est ainsi qu’on m’a surnommé
depuis le fâcheux incident dont je vous ai parlé. Je sais que vous aurez peine
à le croire, messeigneurs, mais avant que survienne cette mutilation qui m’a
défiguré, j’étais un homme d’une beauté sans égale.
Il se lança dans un discours fleuve sur le charme
magnétique qu’il possédait lorsqu’il avait encore ses deux narines, qui lui
valait d’être poursuivi des assiduités de nombreuses femmes littéralement
fascinées par sa virilité. Dans sa jeunesse, au temps où il s’appelait Sindbad,
il avait entre autres subjugué une jolie fille au point qu’elle avait risqué sa
vie pour le sauver d’une île peuplée de malfaisantes créatures ailées. Plus
tard, sous le nom d’Ali Baba, il avait été capturé par une bande de malfrats et
jeté dans une jarre d’huile de sésame, et sa tête si éloquente aurait
probablement été arrachée de son cou amolli sans l’intervention d’une autre
délicieuse jeune personne, elle aussi sous l’emprise de son irrésistible
séduction. En tant qu’Aladin, son prodigieux pouvoir d’attraction avait donné
le courage à une autre remarquable fille d’Eve de le sauver de l’attrait
maléfique d’un génie au service d’un sorcier...
En résumé, ses histoires étaient aussi peu plausibles
que celles que racontait la shahryar Zahd mais, à tout prendre, pas plus
inouïes que son culot de prétendre avoir été un Apollon. Qui aurait pu croire
pareille fable ? Eût-il été doté de deux narines, voire de trois, ou même
d’aucune, cela n’aurait en rien amélioré sa ressemblance avec un oiseau-chameau shuturmurq privé de menton, doté d’un gros nez épaté et crochu et d’une
bedaine proéminente. L’ombre d’une barbe sale étalée sous son bec lui donnait
une irrésistible touche
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